A l’aube du XXe siècle, la question du « péril jaune » s’installe dans une partie de l’opinion publique occidentale. En France le Petit Journal, quotidien parisien conservateur, s’en fait le relai dans son édition du 15 janvier 1905. Alarmiste, il l’estime être « fatal, inéluctable et prochain ». L’invasion de l’Est est-elle une menace crédible? Les armées de l’Orient sont-elles sur le point de déferler sur le vieux continent ? Assurément non. Pour autant, plusieurs évènements de l’époque concourront à alimenter cette hantise. L’un d’entre eux fut la guerre russo-japonaise, qui se solda en 1905 par la défaite d’une armée blanche face à une armée de couleur.
Tout commence avec le partage de la Chine, au milieu du XIXe siècle, entre puissances européennes. Depuis la Première Guerre de l’opium (1840-1842) jusqu’à l’invasion de la Mandchourie (1900), les Occidentaux grignotent lentement le territoire chinois. Cet appétit se heurte bientôt aux ambitions nippones. De fait, lorsque l’ogre russe jette son dévolu sur la Corée, à l’époque vassale de l’Empire du milieu, le Japon s’insurge et s’oppose à cette nouvelle expansion. La querelle territoriale ne trouvant aucune issue diplomatique, le désaccord dégénère en affrontement armé.
Contre toute attente, le conflit tourne en défaveur de l’européen. Parallèlement, on se passionne pour l’épopée rocambolesque de la flotte de la Baltique effectuant un tour du monde afin de secourir l’armée tsariste embourbée, puis finalement anéantie en deux jours. L’Occident est saisi d’effroi devant le coup de force nippon. Le Japon pré-impérialiste fait une entrée fracassante dans le cercle très fermé des grandes nations, ce qui bouleverse l’ordre mondial établi. Pour la première fois, dira-t-on, un peuple jaune l’emporta militairement sur un peuple blanc.
Naissance d’un Empire
En 1868, l’ère Meiji (lumière en japonais), amorce une phase de modernisation et d’ouverture à marche forcée du Japon. Après plusieurs siècles de féodalité et de repli sur soi, le pays du Soleil Levant s’ouvre enfin sur le monde. Il troque ses samouraïs contre une armée de conscrits disciplinée et bien équipée, calquée sur le modèle européen (1873). L’ingénieur naval français Emile Bertin (1840-1924) est l’artisan principal de la mise sur pied de la Marine impériale japonaise. Fort de son nouveau potentiel militaire, l’Etat insulaire se lance à l’assaut de la région.
Tout d’abord il envoie ses forces sur les îles Kouriles et Ryükyü (1875), situées de part et d’autre de son archipel. Puis, il s’attaque à la Chine (1894-1895). A la surprise générale, les nippons écrasent leur adversaire. Leur large victoire obtenue dans la base navale de Weihaiwei est décisive. De fait, la guerre sino-japonaise se solde par la signature du traité de Shimonoseki (en chinois : traité de Maguan), en 1895. L’Empire annexe Formose, l’actuelle Taiwan, ainsi que les îles Pescadores, la presqu’île de Liaodong, et la ville portuaire de Port-Arthur.
Attaque surprise de Port-Arthur
En 1896, l’accord Lobanov-Yagamata impose au Japon de partager avec la Russie un condominium sur la Corée. Ce modus-vivendi déplaît grandement aux Japonais. Leur exaspération croissante atteint son paroxysme quand les Russes obtiennent de nouvelles concessions en Chine.
« Lorsque l’assassinat de deux missionnaires allemands, en novembre 1897, aboutit à la cession de Kiao-Tchéou à L’Allemagne par un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans, Nicolas II exigea et obtint un bail de vingt-cinq ans pour la partie méridionale de la péninsule du Liao-Toung, y compris Port-Arthur » (Nicholas Riasanovsky, Histoire de la Russie, 1987)
Le gouvernement japonais, ulcéré, cherche à se débarrasser par tous les moyens de ce partenaire encombrant. En janvier 1904, il envoie aux autorités russes un ultimatum exigeant une reconnaissance définitive de la souveraineté chinoise en Mandchourie. Cette manœuvre subtile vise uniquement à délégitimer la présence occidentale dans la région. Sans réponse claire de Saint-Pétersbourg, les Japonais dépêchent leurs navires de guerre dans les eaux coréennes et détruisent la flotte russe à Port-Arthur, ville dont ils feront le siège pendant plusieurs mois avant d’obtenir finalement sa capitulation. Cependant, la déclaration de guerre nippone n’intervient qu’une fois les hostilités engagées, procédé réutilisé lors de l’attaque sur Pearl Harbor, le 7 décembre 1941.
Bataille de Moukden (20 février–10 mars 1905)
L’affrontement le plus violent de la guerre russo-japonaise a lieu à Moukden (actuelle Shenyang), dans le Nord-est de la Chine. Après la chute de Port-Arthur, les Russes s’y replient et s’accrochent désespérément à la voie ferrée, point névralgique de la ville. Cinq armées japonaises équipées de milliers de canons convergent vers la cité. Chaque camp compte près de 300 000 soldats, prêts à en découdre. Une triple ligne de tranchées permet aux défenseurs d’opposer une résistance farouche. Toutefois, leurs lignes de ravitaillement s’étirent sur des milliers de kilomètres, et constituent un lourd handicap pour les forces tsaristes.
« Les Japonais combattaient près de leurs bases ; les renforts russes étaient acheminés par l’interminable Transsibérien, chemin de fer à voie unique, et dont le tronçon contournant le lac Baïkal n’était même pas achevé. » (Nicholas Riasanovsky, Histoire de la Russie, 1987)
De plus, face aux débordements répétés des soldats nippons et à la menace sérieuse d’encerclement qui pèse sur ses troupes, Kouropatkine, commandant en chef des armées russes, choisit le désengagement. Le Japon, mieux organisé et plus moderne que son adversaire, s’offre une nette victoire mais sort exsangue du duel.
La flotte de la Baltique est détruite
Sous les ordres de l’amiral Rojdestvensky, l’armada russe, hors d’âge, quitte Kronstadt durant l’hiver 1904-1905 pour rejoindre Vladivostok, 33 000 kilomètres plus loin. Elle doit venir au secours de son armée, prise au piège dans le chaudron asiatique. Cet itinéraire démesuré aurait largement pu être raccourci, mais la Grande-Bretagne victorienne, soutenant son nouvel allié nippon (accord bilatéral signé en 1902), refuse aux vaisseaux russes d’emprunter le canal de Suez, et pèse de tout son poids pour contrer toute tentative de ravitaillement en cours de route. Par conséquent, le périple maritime russe s’éternise sur près de sept mois.
La flotte impériale contourna l’Afrique, ce qui prit du temps et contribua notablement à l’affaiblissement du matériel comme des hommes, chassés de port en port : les plus expérimentés des officiers s’estimaient déjà condamnés en partant ; chaque semaine qui passait renforçait leur funeste pressentiment (…) Lorsqu’ils parvinrent non loin de Tsushima, les quarante-cinq navires russes et leurs équipages accusaient une grande fatigue, malgré une escale, une seule, déjà lointaine, à Madagascar » (Danielle, Elisseff, Histoire du japon, 2001)
Finalement, au cours de la bataille du détroit de Tsushima, les 27 et 28 mai 1905, trente-quatre de leurs bâtiments sont envoyés par le fond, huit autres sont réquisitionnés, et seuls trois d’entre eux arrivent à rallier, intacts, le port de destination. La déroute est totale. Les Japonais investissent Sakhaline.
Traité de Portsmouth
Le tsar, assommé, qui fait déjà face à de violents troubles dans son pays, préludes à la Révolution de 1917, se résout à entamer des pourparlers de paix. Le traité de Portsmouth est signé le 5 septembre 1905 avec l’intermédiation du président américain, Theodore Roosevelt. L’acte met fin à une guerre d’un an et demi qui opposa près de deux millions d’hommes et fit quelques 150 000 morts. L’humiliante défaite subie par les Russes en Extrême-Orient provoque un violent électrochoc et remet en question l’hégémonie occidentale sur le monde.
Jérémie Dardy
Pour aller plus loin
John Channon, Atlas historique de la Russie, Collection Atlas/Memoires, 1997
Danielle Elisseff, Histoire du japon, Editions du Rocher, 2001
Jean-Jacques Marie, La Russie 1856-1956, Hachette, 1997
Bruce W. Menning, Van Der Oye, Wolff, Yokote, The Russo-Japanese War in Global Perspective, Brill, 2005
Michel Pensereau, Le Japon entre ouverture et repli à travers l’histoire, L’Harmattan, 2009
Remi Pérès, Chronologie du Japon au XXe siècle, Les chronos, 2001
Nicholas Riasanovsky, Histoire de la Russie, Robert Laffont, 1987
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