L’Eden paradoxal: ainsi pourrait-on qualifier la Nouvelle-Calédonie. Certes, bien entendu, la Nouvelle-Calédonie est une destination de rêve, mais teintée d’à-côtés acides. Le “Caillou”, comme on le surnomme, est un avant-poste de la culture mélanésienne ; ce bout de France situé en plein cœur du Pacifique Sud offer une nature exubérante, ainsi qu’une certaine douceur de vivre. Pour comprendre cette terre, naturellement, il s’agit d’aller au-delà de la carte postale.
Accueilli par un cyclone
À la descente de l’avion, j’observe hébété l’étendue multicolore qui me fait face; à quelques pas, un arbre au profil spectaculaire est pris d’assaut par des oiseaux exotiques. Quelques cocotiers surplombent en lames les aéronefs rutilants. L’air est lourd, chargé, j’étouffe. Paris est à 17.000 km, et me voici orphelin du gazole… stupeur.
D’emblée, une alerte cyclonique est annoncée cette nuit sur l’archipel ; on rentre dans le dur, façon Noé sans l’Eternel. Panique. Au crépuscule, les nouvelles sont rassurantes ; la catastrophe attendue se transforme en trombes d’eau continues sur deux jours. Chacun ricane, mais les sourires restent crispés.
Nouméa, l’exotisme moltonné
Le déluge passé, je débute l’exploration de Nouméa; entourée de baies célestes, la cité portuaire offre un visage un peu crémeux, coquet et reposant. Les touristes circulent comme des taupes entre les cafés, crêperies, échoppes, et le bord de mer. Parallèlement, des armadas de joggeurs arpentent le littoral en tous sens… tandis que les véliplanchistes “rident” l’eau avec fougue. Pour achever le clinquant de la scène, de jeunes types exhibent leurs muscles volumineux sur les différents appareils disposés de ci de là le long de la côte ; oui lecteur, tu penses juste… un faux air de San Francisco, et dans cette frétillence, quelques Frenchies stoïques. Pascal, un expatrié, me résume son incroyable bonheur :
“On vit en chemisette toute l’année”.
L’envers du décor
Ce tableau sucré est toutefois à relativiser. Première fausse note: une délinquance croissante sévit dans la cité. Catherine et Pauline, deux femmes kanak (terme désignant les peuples autochtones) préviennent : “Les délinquants pullulent dans la ville”.
L’une d’elles précise:
“À Nouméa, les jeunes tombent dans la criminalité car ils échappent à l’autorité tribale ; le manque de repères et de perspectives les pousse à consommer drogues et alcool [face à l’ampleur du problème, les autorités interdisent la vente d’alcool dans les supermarchés plusieurs demi-journées par semaine]”.
Notons que dans la société kanak traditionnelle, l’individu est soumis au "clan" ; s’il fait un écart, il est virilement sanctionné. Le châtiment corporel est de mise ; c’est pourquoi nombre de kanak quittent la “brousse” (équivalent de la province en métropole) pour s’installer à Nouméa. D’autres raisons plus sombres sont parfois en cause : ainsi, affirment certains, une "coutume de pardon” suffirait pour s'excuser d'un viol ; un enfant peut être arraché à son père biologique pour être élevé par son oncle maternel. Lors d’un mariage, une épouse doit quitter son clan pour vivre avec l’époux, etc.
Cambriolages et cherté de la vie
Emilie, une infirmière originaire d’Orléans, semble résignée sur le thème de l’insécurité : “Les cambriolages sont monnaies courantes ; ils empoisonnent la vie quotidienne des habitants (…) Chacun attend fatalement son tour”. “La région est toutefois magnifique et c’est un Eden pour la vie de famille” s’empresse-t-elle de rajouter.
Autre point noir : la cherté de la vie ; entre autres exemples, un pot de Nutella de 825 grammes coûte, en promotion, 1.550 Francs Pacifiques (soit 13 euros). Concurremment, le salaire minimum garanti n’atteint pas des sommets : il plafonne à 1.300 euros brut mensuel.
Franck, un trentenaire avenant, installé sur l’île depuis deux ans, me glisse : “C’est à cause des taxes d’importation exorbitantes ; certaines entreprises locales - liées parfois au monde politique -, font pression sur les autorités pour imposer des droits de douane excessifs afin de garder leur situation de quasi-monopole (…) Le pire, c’est que leurs produits sont souvent de qualité médiocre”.
Demande d’hospitalité
Sur l’île-des-Pins, ou Kunié en langue kanak (il en existe 28 au total en Nouvelle-Calédonie), je tente l’aventure tribale ; l’île, renommée pour ses paysages, est étrangement ferrée à son folklore. J’opte pour l’hébergement en case, traditionnel ; c’est l’habitat ancestral des Mélanésiens (l’autre terme politiquement correct pour désigner les Kanak). Les conditions sont spartiates, mais authentiques ; les gîtes tribaux ou “accueil en tribu” permettent d’entrevoir par le petit bout de la lorgnette la culture locale.
Dès mon arrivée, je suis plongé dans le bain ; j’effectue la “coutume”, un rituel obligatoire pour pénétrer sur le territoire d'une tribu. Il consiste en une offrande (morceau de tissu, billet de banque, etc.) et il faut dire quelques mots en signe de respect. Plus que le présent, c’est le geste qui compte.
Jacques, un homme trapu de 53 ans au regard hypnotique, membre de la grande chefferie, me laisse palabrer puis m’annonce d’un ton calme : “Considère que tu es chez toi”. Goutte à la tempe, je retourne vers mes quartiers.
Droit coutumier, immersion dans la culture kanak
Le lendemain matin, je m’extirpe difficilement de mon lit, et pour cause ; j’ai bataillé une bonne partie de la nuit avec une légion de moustiques. Je redoute par-dessus tout une piqûre de moustique-tigre, porteur potentiel de la dengue ; tant qu’il n’y a pas d’épidémie, le risque reste faible.
En sortant, mon hôte m’interpelle et me propose une visite guidée du “chemin kanak” ; chouette, il s’agit d’un parcours initiatique pour comprendre la culture kanak. J’apprends à cette occasion que dans ce pays de tradition orale, la Parole recèle une très grande valeur ; le droit coutumier est d’ailleurs consacré par l’article 75 de la Constitution française qui autorise les Mélanésiens à conserver un "statut" juridique différent de celui instauré par le Code civil. Aussi, je découvre que le calendrier de l’année kanak est basé sur le cycle de l’igname (il rythme la vie sociale) et que la grande case est à la fois un édifice social et un sanctuaire. Fait étonnant, les insulaires sont de fervents catholiques et placent un peu partout des portraits de Jésus et statues de Marie dans leurs lieux de vie… curieux syncrétisme.
En attendant le minibus…
Je fais le pied de grue à l’entrée du gîte ; je guette impatiemment le minibus qui doit m’emmener jusqu’au bateau. Alors que je contemple d’imposants banians (arbres sacrés qui, selon la croyance kanak, sont l’habitat des esprits et des ancêtres - ils peuvent atteindre 20 à 30 mètres !), Célestin, un jeune collégien hébergé par Jacques, file à toute allure vers son établissement ; la veille au soir, j’apprends qu’il étudie le japonais. Les Nippons représentent la première clientèle touristique étrangère du territoire.
Mon véhicule arrive ; sur la route, je constate que les conducteurs se saluent systématiquement entre eux lorsqu’ils se croisent. De même avec les piétons. Les gestes de courtoisie sont codifiés ; les jeunes secouent légèrement la main en laissant les trois doigts du milieu pliés, le pouce et l’auriculaire levés (cela fait penser au “shaka”, le signe de ralliement des surfeurs). Quant aux adultes, ils font un geste de la main ou remuent simplement les sourcils.
Safari nautique
Une fois débarqué du pick-up, je suis aussitôt rembarqué avec quelques autres touristes sur un pneumatique cerclé de bleu ; le capitaine met les gaz et le puissant moteur Suzuki nous propulse près d’un gros rocher autour duquel nage la “star”, surnom d’une tortue à grosse-tête. Son corps, serti d’une carapace massive, ondule nonchalamment dans l’eau turquoise ; nous l’assaillons, pressés d’admirer l’animal peu farouche.
Avec pour tout bagage un masque, un tuba et des palmes, nous rencontrons au cours de l’expédition d’autres animaux marins aussi exotiques qu’improbables (requin bébé léopard, poisson globe, raie pastenague, etc.) ; pour ma part, je reste pantois devant une raie manta de 3,5 à 4 mètres d’envergure ! Je n’oublierai pas non plus de sitôt mon face-à-face avec un tricot rayé, un serpent marin dont le venin est plus toxique que celui du mamba noir ; à vrai dire, j’observe d’ordinaire ces créatures marines depuis mon canapé, confortablement installé devant la tv, chips à la main. Voire en aquarium, mais surprotégé derrière une épaisse couche de verre.
Romain, un normand placide, s’extasie de l’excursion : “J’ai l’habitude de pêcher en eau douce en France, alors piquer une tête dans ces fonds marins multicolores, ça me scotche !”.
Le Caldoche
Fin de l’aventure. Direction l’aéroport, la peau ruisselante de crème après-soleil ; dans l’avion, mon voisin est un “caldoche”, terme désignant la population blanche, souvent d’origine française, descendante de colons ou de bagnards. Pour lui, je suis un “Zoreille”, un blanc de métropole. Nous échangeons sur mon voyage ; l’homme me questionne. Jovial mais un peu rustre, il s’étonne que je ne sois pas allé dans le nord, plus sauvage. Tandis que le plateau repas nous est servi, il en profite pour me recommander un met local qu’il affectionne : la roussette bouillie… une chauve-souris. Épouvanté, je lui réponds préférer le bougna, LE plat traditionnel kanak (sorte de ragoût), dont j’ai raffolé.
Un brin éméché, il me lance ensuite : “Lui, à côté, c’est un Poken”. Devant mon incompréhension, il précise : “Speak, spoke, spoken… c’est le surnom qu’on donne aux Australiens car ils demandent toujours : “English spoken?””. Le caldoche est bavard ; j’en profite. J’aborde un sujet sensible : le prochain référendum sur l'indépendance du pays qui aura lieu en novembre. Il devient livide et m’affirme souhaiter le maintien de son île au sein de la République française. “Ce n’est pas le cas de tout le monde” lance-t-il, inquiet. “Beaucoup de Mélanésiens rêvent d’une “Kanaky” [nom donné à l’archipel par les indépendantistes] libre”, déplore-t-il. Délibérations dans quelques mois…
Jérémie Dardy
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