''Les sociétés s'ordonnent autour du sacré'' - Entretien avec Fabrice Madouas

 

Milkipress - Fabrice Madouas, vous êtes journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef d'une célèbre revue hebdomadaire. Votre dernier ouvrage, "Paradis+Enfer" vient de paraître aux éditions Chronique (28 octobre 2016). Pourquoi avoir choisi un tel sujet ?


Fabrice Madouas: D’abord par curiosité personnelle : qu’est-ce qui nous attend après la mort ? Sommes-nous tous promis au paradis, comme le chantait naguère Michel Polnareff ? Si Dieu est mort, comme l’affirmait Nietzsche, qu’en est-il du diable ? Et qu’est-ce que le purgatoire ? C’est à ces questions, entre autres, que j’essaie de répondre dans ce livre, à la lumière de ce qu’en ont dit les grandes religions, à travers leurs écrits, leurs œuvres innombrables. Curieusement, l’Eglise en parle assez peu aujourd’hui. Elle continue de parler du Salut, bien sûr, mais elle évoque moins qu’auparavant ses voies, et encore moins ce qui nous attend dans l’au-delà… Cela dit, je ne serais pas surpris que la réflexion sur les fins dernières retrouve une certaine vigueur dans les prochaines années.


Ensuite, il m’a semblé intéressant de savoir ce que pensaient de l’au-delà d’autres religions que le christianisme. Mondialisation oblige, nous côtoyons chaque jour des gens dont les croyances sont très différentes des nôtres. Il n’est pas superflu de savoir ce qu’ils pensent.


Enfin, j’avais l’intuition, vérifiée au cours de la rédaction de ce livre, que les sociétés s’ordonnent autour du sacré. Notre conception de l’au-delà – l’espérance du paradis ou la peur de l’enfer – influence évidemment notre vie ici-bas, et notre organisation sociale dépend en partie de nos croyances religieuses (c’est d’ailleurs ce que signifie religion : « relier »). C’est en préparant leur mort que les hommes ont fondé des civilisations originales parce qu’ils ont éprouvé le besoin d’ordonner des valeurs à cette fin. Que dit des chrétiens leur conception du Ciel ? Qu’ils ont fait de la justice et de la charité le fondement de leur civilisation, et que l’une et l’autre s’enracinent dans l’incarnation : rien sans le Christ. C’est quand elles évacuent le sacré et l’éternité que les civilisations dépérissent et meurent. De ce point de vue, le silence de l’Europe, ou plutôt des sociétés occidentales, sur l’au-delà n’est pas de bon augure. Privée de ses sources antiques et chrétiennes, la morale dont se réclamaient Jules Ferry et ses disciples semble désormais épuisée.

 

 

Milkipress - Aujourd’hui, Enfer et Paradis sont-ils toujours des objets de croyance en France, y compris dans le cadre des religions ? Quelles mutations de sens ont-ils subi chez leurs "adeptes" contemporains ?


Fabrice Madouas: Ces notions sont toujours présentes mais, pour beaucoup, elles sont sécularisées et désacralisées : on espère encore le paradis, mais sur terre ; on redoute encore l’enfer, mais ici-bas – il est vrai qu’on a des raisons de le redouter, au vu des conflits et des génocides du XXe siècle… Quand, par hasard, on évoque l’au-delà, le paradis semble inspiré d’un roman de Marc Lévy (un lieu où l’on retrouve ceux que l’on a aimés) mais bien peu se préparent au « face à face » avec Dieu qu’évoque saint Paul dans ses épîtres. Quant à l’enfer, on en rit : c’est l’enfer réduit par la chanson à la « salsa du démon »… C’est le résultat d’un processus engagé depuis plusieurs siècles, dès la Renaissance, en tous cas dès le XVIIIe siècle et la philosophie des Lumières. Cela dit, bon nombre de fidèles, et c’est logique, conservent de l’intérêt pour ces sujets, qu’ils ne prennent pas à la légère.

 

 

Milkipress - L’apologétique religieuse est-elle en mesure de prouver l’existence d’un Enfer et d’un Paradis ? Des arguments rationnels sont-ils mobilisables ?


Fabrice Madouas: Croire est un acte de foi. Mais il me semble que l’on peut conjuguer la foi et la raison, comme l’a rappelé le pape Jean-Paul II dans l’une de ses encycliques. La raison philosophique, voire scientifique, peut éclairer la foi, et la foi la raison. Je crois qu’on peut déduire logiquement d’un certain nombre de signes l’existence de Dieu, donc du paradis, comme des astronomes déduisent de leurs observations et de leurs calculs l’existence d’une planète, sans l’avoir vue. Le néant n’aurait pu inspirer toutes les œuvres admirables, artistiques ou littéraires, qu’ont suscitées le paradis et l’enfer. Je tiens la beauté pour une preuve de l’existence de Dieu.

 

 

Milkipress - Les références à l’enfer et au paradis demeurent paradoxalement capitales dans nos sociétés contemporaines, notamment comme machines à produire de l’humour et du risible (on pense aux nombreux détournements publicitaires). Quel regard portez-vous sur cette réalité ?


Fabrice Madouas: Je pense sincèrement qu’il est sain qu’on puisse en rire, mais en veillant à ne pas choquer les fidèles, dont les croyances sont respectables, quelle que soit leur religion. Il y a sur saint Pierre d’innombrables blagues ! Et Rabelais, par exemple, riait beaucoup de l’enfer dès le XVIe siècle – je cite d’ailleurs dans mon livre un extrait de Pantagruel – mais il le faisait avec un esprit qu’autorisait sa culture. Aujourd’hui, on le fait souvent à des fins commerciales ou pour ridiculiser, et avec beaucoup moins de talent. L’humour est un art difficile… et trop galvaudé !

 

 

Milkipress - Plus profondément, le recyclage de la gravité ultime (la géopolitique post-mortem) en dérision absolue n’illustre-t-il pas la confusion morale de nos sociétés démocratiques ?


Fabrice Madouas: Si vous assimilez le relativisme actuel à de la confusion morale, vous avez raison. Pourtant, ce relativisme me semble en fait très ordonné par des valeurs qui sont en réalité des antivaleurs. Je pense à la négation de la vie aux deux bouts de la chaîne : sa conception et sa fin. Par ailleurs, ce « relativisme » n’hésite pas non plus à mettre en cause l’expression du peuple, donc la démocratie, quand le peuple ne s’exprime pas comme il l’entend. A ce moment-là, fini de rire ! Depuis un demi-siècle, certains (« les mutins de Panurge », disait Philippe Muray) ont asservi le rire : ils l’ont mis au service de leur cause pour subvertir un ordre peut-être trop pesant, qu’il fallait sans doute réformer mais qu’ils ont renversé sans en prévoir toutes les conséquences : la réification de l’homme et la marchandisation des relations humaines… Mais je crois aussi que le rire peut aujourd’hui se retourner contre eux, tant ils ont de ridicules.

 

 

Milkipress - Il est fréquent de réduire le Paradis musulman à un "lupanar" céleste plein de vierges coquines. Pourtant, le 52e verset de la sixième sourate du Coran évoque avec éloge l’espérance de ceux qui cherchent la "Face" de Dieu (soit l’attestation du Paradis chrétien). Ne sous-évaluons-nous pas un peu la théologie musulmane?


Fabrice Madouas: Ce verset est en effet très beau : « Et ne repousse pas ceux qui, matin et soir, implorent leur Seigneur, cherchant sa Face […]. En les repoussant donc, tu serais du nombre des injustes. » Il fait en quelque sorte écho à la première épître de saint Paul aux Corinthiens : « Maintenant, nous voyons dans un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face… ». Ce qui est certain, c’est qu’il est injuste de réduire le Coran à ses versets violents. Je crois qu’il y a la place pour une exégèse apaisée, mais c’est aux musulmans d’y procéder. Les institutions sont fondées à encourager la communauté musulmane à faire cette exégèse, mais il est vain de penser qu’elles pourront le faire à leur place : les autorités politiques n’ont pas à dicter aux musulmans ce qu’ils doivent croire, ni à aucun autre croyant.

 

Pour en savoir plus :


https://www.facebook.com/FMadouas/

 


 

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