Qui était Julien Green ? Les mots nous viennent spontanément, et nous les entonnons comme un refrain : un romancier de haute culture, né à Paris de parents américains en 1900, un académicien distingué, homosexuel affirmé, plein de charmes et de talents, entre autres célèbre pour avoir tenu un journal durant près de huit décennies ; nous parlons d’une personnalité artistique de tout premier ordre. Il n’empêche… Derrière l’hagiographie officielle et les dithyrambes de la mondanité complaisante, il existe un Julien Green moins connu, habité par la haine, la suffisance et l’intolérance.
Bien entendu, il ne saurait être question de remettre en cause le génie de cet homme de lettres exceptionnel. L’auteur de Moïra, d’Adrienne Mesurat et du Léviathan mérite mieux que les éclaboussures d’une bien-pensance archaïque. La littérature, quels que soient ses partis pris, requiert d’elle-même le respect, sinon la déférence. Aussi, s’il est permis de la juger, une génuflexion préalable est toujours nécessaire.
Ceci étant précisé, reconnaissons qu’à bien des égards et sur bien des sujets, Julien Green a trempé sa plume dans la boue. Converti au catholicisme depuis ses 16 ans, il aura fait des questions de foi sa préoccupation dominante. Dans ce registre, le Pamphlet contre les catholiques de France nous semble avoir été son plus éclatant chef d’œuvre. Mordant, ironique, il y distille tout son mépris envers l’hypocrisie religieuse, envers la médiocrité du catholique ordinaire. Ici, Léon Bloy n’est pas loin, et ce n’est pas tant de la boue que du fiel qui est déversé. La verdeur des formules percute à chaque ligne, elle assassine le sens commun sans pour autant tomber dans l’outrance. Green est à son fait.
[Offrir une biographie familiale à ses proches: P-A Bizien, biographe privé]
La violence de sa prose est justifiée par l’âpreté du combat qu’il mène. On en retiendra quelques morceaux d’anthologie : « Si l’Eglise pouvait mourir, elle mourrait d’être acceptée par tout le monde, d’être devenue une chose habituelle. Il faut qu’elle paraisse extraordinaire, qu’elle suscite des oppositions, des erreurs » ; « Si la vérité est trop forte, on la vomit » ; « Peut-être y a-t-il une passion du Saint Esprit comme il y a une passion du Christ » ; « La louange des hommes est si vile et tellement au-dessous de la vérité, quand elle s’adresse au ciel, que le blasphème semble préférable, car au moins dans le blasphème, il y a la passion ». Le jeune Green est formel : on ne parle correctement de Dieu qu’avec passion, avec démence. Autrement, ce n’est pas la peine de le faire.
Ici commencent à poindre certaines considérations plus osées, qu’il profère contre les protestants, ses anciens coreligionnaires. D’après lui, ces derniers lisent en vain la Bible : « Ils la savent par cœur mais ne l’entendent pas ». La clé de la Révélation est entre les mains des catholiques, lesquels seraient les seuls à pouvoir en déchiffrer le sens. Le péché du protestantisme, c’est d’avoir fait des Ecritures un ouvrage comme un autre, à lire et à interpréter individuellement, d’après nos préjugés personnels. En somme, Julien Green reproche aux réformés d’avoir causé la division entre chrétiens, d’avoir individualisé ce qui relève du collectif et de la communion. Là où notre auteur se met à dérailler franchement, c’est lorsqu’il aborde le sujet de l’Inquisition, qu’il qualifie tranquillement d’ « institution éminemment salutaire ». Par ailleurs, son plus grand mérite aurait été d’avoir pris au sérieux la parole divine. On se frotte les yeux...
Green achève de nous déciller lorsqu’il est question de considérer le monde profane. Au cours des dernières années de sa vie (la mort survient en 1998), il imprègne son journal d’une tonalité nettement pessimiste… laquelle, il faut le reconnaître, touche parfois assez juste : la France contemporaine lui paraît désormais méconnaissable, méprisable et indigne. La douceur de vivre y a disparu depuis longtemps. « Dans toutes les professions, ce pays-là n’a plus d’âme, l’embourgeoisement est devenu populaire (…) le véritable esprit a disparu ». En seulement quelques décennies, la langue française s’est radicalement appauvrie. Toutes les difficultés magnifiques de la syntaxe ont été aplanies, afin de simplifier paresseusement le langage. A ce propos, Green nous gratifie d’un aphorisme intéressant : « La liberté de toucher à une langue et de la transformer a pour limite sa beauté » (Journal, 1997-1998). Dorénavant, « les jeunes et les moins jeunes d’aujourd’hui parlent comme de la bouillie. Ils écrivent comme de la bouillie et ils pensent comme de la bouillie » (Journal 1997-1998) ; « c’est l’époque du bulldozer aplatissant tout ».
Meurtri, le vieux lettré s’enfonce dans le ressentiment, passant souvent la mesure : « J’ai pitié de la foule, scandaleuse par sa bêtise » (Journal, 1997-1998). La société se délite de jour en jour, il n’y a plus de bonnes manières. Les philosophes d’aujourd’hui ne sont plus que des « théologiens du rien ». A l’heure où certains en viennent à exposer leurs propres excréments dans les musées, l’art contemporain n’est plus qu’une vaste plaisanterie. Misogyne patenté, Julien Green attaque le principe féminin avec une franchise de soudard : la femme n’analyse rien, elle comprend tout par intuition ; aussi manque-t-elle de génie constructif et créateur. En définitive, sa seule vraie création, c’est l’enfant. D’autre part, il est fort regrettable que les féministes aient réclamé l’égalité sur tous les plans. Green s’interroge alors : allons-nous en revenir « au début de l’humanité » ? Considérons enfin la question de la contraception. En bon catholique, notre champion affirme qu’avorter, c’est « s’en remettre à la dictature du plaisir».
Pis, Julien Green s’est occasionnellement autorisé l’intolérance la plus primaire et la plus crasse. Au soir de sa vie, présageant un effondrement de la civilisation, il évoque la volonté islamiste de se lancer à l’assaut de l’Europe, déjà « occupée » ici ou là… puis de s’interroger avec anxiété : « Comme les Indiens les Européens seront-ils un jour parqués dans des réserves ? » (Journal, 1997-1998) ; « La France, miroir aux alouettes, pauvres alouettes venues du monde entier, ne sera bientôt plus qu’un miroir cassé » (Journal, 1997-1998).
Citations intéressantes
« Les spirituels choisissent Marie. Encore sont-ils heureux que Marthe leur fasse la cuisine » (Journal, 1993-1996)
« L’Eglise ne fait rien que d’éternel» (Pamphlet contre les catholiques de France)
« Quand l’Eglise est mécontente d’un prêtre, elle le réduit à l’état laïc. Quand l’homme porte un jugement sur le Créateur, il le réduit à l’état humain » (Journal, 1984-1990)
« C’est l’habitude qui damne le monde » (Pamphlet contre les catholiques de France)
« Il y a plus de raisons de trembler après avoir lu le Nouveau Testament qu’après avoir lu l’Ancien » (Pamphlet contre les catholiques de France)
« Les catholiques qui détiennent la vérité ne s’avisent pas de s’en instruire » (Pamphlet contre les catholiques de France)
« L’ancienne Eglise engrangeait les biens terrestres, la modernité les dilapide » (Journal, 1997-1998)
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