Philosophe enseignant au Centre Sèvres de Paris, Gildas Labey nous éclaire sur les interactions complexes entre l'islam, le christianisme, et la laïcité française. Le nouveau positionnement d'une part de la gauche en faveur des religions dans l'espace public interroge notre époque. Les valeurs de la laïcité risquent-elles de muter en "accomodements raisonnables"?
Milkipress - Le christianisme peut-il apporter quelque chose à l'islam de France? Inversement, quels bénéfices directs et indirects pourrait tirer le christianisme français de son contact avec l'islam?
Gildas Labey - On ne peut préjuger de ce qui peut résulter, sur le plan « doctrinal », d’un échange entre le christianisme et l’islam – les contenus de croyance étant parfois incompatibles. Du moins peut-on échanger, voire se retrouver, sur ce que signifie le fait même d’être « croyant », et ce que cela implique de « crédible » dans les comportements : ainsi se développe une solidarité responsable entre les croyants, qui sont aussi des citoyens.
Il y a un point sur lequel les églises chrétiennes doivent jouer un rôle majeur (et l’ont-elles vraiment joué ?) : à partir d’une relecture de leur propre histoire, raconter aux communautés musulmanes, et les convaincre, que l’institution d’un cadre républicain laïc n’a nullement entraîné, et n’entraîne nullement l’humiliation des religions, mais qu’elle garantit vraiment la liberté de culte.
Milkipress - Devant la querelle de la laïcité du début d’année 2016, qui a divisé la gauche française, que peut-on tirer de substantiel?
Gildas Labey - Toute discussion, quelle qu’en soit la rudesse, est vitale et nécessaire dans l’espace public démocratique. Rien de plus conforme au principe de laïcité qu’une discussion à son sujet ! Sans doute la « gauche » est-elle traditionnellement plutôt « a » voire « anti » religieuse. Inversement il y a des chrétiens « de gauche ».
Cela colorie diversement les points de vue sur la laïcité. La récente querelle fait apparaître un souci d’extrême vigilance à l’endroit des tentatives rusées que les intégrismes sont prêts à mettre en œuvre pour se faire passer pour tolérants et libéraux. Cette méfiance salutaire tomberait à plat, si elle voyait dans toute relation entre des instances étatiques et des instances religieuses une complaisance menaçante. La gauche doit repenser son rapport à la religion, et distinguer entre les religieux dogmatiques et les religieux que j’appellerais « critiques ».
Le "conservateur" est rigide, le "progressiste" rigoureux"
Milkipress - La tendance à la polarisation entre chrétiens "de gauche" (attentifs au primat de l'accueil, de l'ouverture et de la tolérance) et chrétiens "conservateurs" (plus soucieux du respect des dogmes, plus critiques envers l'altérité religieuse, l'athéisme et l'amoralisme)... peut-elle être transcendée? Si oui, comment?
Gildas Labey - Il ne me semble pas possible de « transcender » cette tension entre, pour reprendre une opposition classique, les chrétiens «progressistes» et «conservateurs». Les chrétiens et les Eglises sont dans une histoire, un mouvement qui toujours les transforment et que les résistances n’arrêtent pas. Le pur «conservateur», s’il existe, se fixe sur un moment passé de l’histoire et de la culture, pour en faire une norme intemporelle, figée.
Le « progressiste » est, de fait, dans un rapport vivant avec une tradition à laquelle il se ressource, pour renouveler les manières de vivre et penser la foi dans le monde présent, le seul qui existe. Le «conservateur» est rigide, le «progressiste», rigoureux. Le premier veut de l’ancien sans nouveau. Le second ne cesse d’articuler l’ancien et le nouveau. La vie des Eglises est toujours de ce second côté.
Entretien réalisé le 24 février 2016
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