Témoignage d'un militaire sur l'armée française. Chiffres, missions, anecdotes

 

"S’il touchait à un seul de mes hommes, je n’aurais pas hésité à faire feu"… L’adjudant-chef Émile Deglas, ancien sous-officier, revient sur près de quarante ans de carrière dans l’armée de terre française. Evolution des mentalités, chiffres, anecdotes, missions... 

 

Né en Guadeloupe en 1960, l’ancien militaire évoque sans filtre les relations de commandement, la fin du service militaire obligatoire et la féminisation des armées. Déployé à trois reprises en Bosnie-Herzégovine, en Slovaquie et en Côte d’Ivoire dans le cadre de l'opération Licorne, il fut un témoin privilégié du quotidien des hommes dont il raconte la rude réalité, vue du terrain ; il livre un récit brut, confinant à l’intime. Ainsi, il mentionne avec une certaine pudeur les répercussions du service, notamment sur la vie de famille : départs déchirants, mutations à répétition (partout en France et en Allemagne), absences prolongées… Un quotidien haletant, loin de toute routine.

 

 

Milkipress : A quel âge vous êtes-vous engagé ?

 

Adjudant-chef Deglas : En 1976, à l’âge de 16 ans.

 

Milkipress : Pourquoi avoir choisi de travailler dans l’armée ? Quelles étaient vos motivations?

 

Adjudant-chef Deglas : Arrivé en classe de 3ème, je devais choisir une orientation ; mon père voulait que je travaille avec lui aux PTT (l’ancêtre de La Poste et France Telecom) pour réparer des véhicules de service. Moi, je voulais étudier l’électromécanique ; j’ai finalement opté pour le concours d’entrée en école militaire et suis devenu, après trois ans de formation à Issoire, mécanicien au sein de l’armée de terre.

 

 

 

 

Milkipress : En quoi consistait le métier ? Pourriez-vous nous décrire les missions ?

 

A-C D : Ma mission principale consistait à entretenir les véhicules blindés (chars d’assaut AMX 30B, Engins Blindés à Roues, AMX dépanneur, etc.) et veiller à ce qu’ils soient opérationnels en tout temps. Au gré des missions et du climat, on pouvait travailler en atelier ou à l’extérieur. Parallèlement, j’assurais les gardes régimentaires.

 

Milkipress : Comment fonctionne le règlement concernant les mutations et les affectations ?

 

A-C D : Les sous-officiers sont généralement mutés à partir de 7 ans de présence dans une garnison ; quant aux soldats (les militaires du rang), il n’y a pas d’obligation de mutation. Pour les officiers, tout dépend de leur contrat et du lieu d’affectation. À titre personnel, j’ai été muté 6 fois, dont une fois en Allemagne.

 

Milkipress : Votre mobilité a-t-elle eu des répercussions sur votre vie personnelle ?

 

A-C D : Oui, totalement. Ma famille a dû consentir à d’énormes sacrifices. A chaque fois, c'était le même scénario : quitter notre région d’implantation pour retrouver une nouvelle école, un nouveau logement et un nouvel emploi pour mon épouse. Nous devions aussi tous rebâtir une nouvelle vie sociale ; c’était très contraignant. Cependant, ma famille a été compréhensive sur ce plan.

Certains de mes camarades ont fait un choix diamétralement opposé : le célibat géographique. En un mot, cela consiste pour un militaire à rejoindre - seul - son lieu d’affectation afin de préserver l’emploi du conjoint et la scolarité des enfants ; en contrepartie, il ne voit beaucoup moins sa famille.

 

Milkipress : Qu’avez-vous pensé de la féminisation des armées ?

 

A-C D : Initialement, j’étais contre ; je pensais que les femmes ne seraient pas à la hauteur du “job”. Lorsque j’ai connu la première femme chef de char, une aspirante manoeuvrant sur AMX-30B2 - un tank de 36 tonnes -, j’ai compris qu’elles étaient aussi capables que nous (rires).

De plus, grâce à elles, nos conditions de travail se sont considérablement améliorées, notamment lors des sorties terrain ; nous disposions dès lors de remorques douches, de laveries de campagne, etc. C’était un changement radical. Au final, on faisait abstraction du sexe de la personne en face de nous pour ne plus voir que son grade.

 

Milkipress : En 1992, vous changez de spécialité ; pourquoi ?

 

A-C D : Suite à des traumatismes sonores (dûs aux nombreuses séances de tirs et au vacarme continu des moteurs manipulés dans des locaux inadaptés), j’ai préféré demander un changement de poste ; je voulais être totalement à l’abri du bruit. On m’a ensuite affecté au service de restauration, appelé communément “l’ordinaire” ; j’y exerçai les fonctions d’adjoint au directeur.

 

Milkipress : L’apprentissage de ce nouveau métier a-t-il été aisé ?

 

A-C D : Pas évident dans un premier temps ; il a fallu apprendre rapidement sur le tas car je devais diriger une équipe d’agents de restauration et participer à leur instruction (entretien du matériel, normes d’hygiène et de sécurité, etc.). En restauration collective, le rythme est soutenu : on travaille en horaires décalés, les dimanches et jours fériés, 365 jours par an. C’est un métier ingrat, mais passionnant.

 

Milkipress : En 2001, c’est la fin du service militaire obligatoire ; quelles incidences sur votre quotidien ?

 

A-C D : Curieusement, pas grand-chose ; du moins sur un plan professionnel. En revanche, sur un plan personnel, on a beaucoup perdu je trouve. C’était très enrichissant de côtoyer les “appelés”, des jeunes issus de tous les milieux sociaux ; j’ai appris énormément à leur contact. Je regrette néanmoins que certains des nouveaux “soldats professionnels” les aient pris de haut en leur mettant la pression et en les obligeant à faire leur travail.

 

Milkipress : À travers le monde, la France est engagée militairement dans diverses missions (Mali, Syrie, Liban, etc.) ; avez-vous participé à l’une d’entre elles ?

 

A-C Deglas : Oui, je suis allé en “OPEX” (Opération Extérieure) en ex-Yougoslavie et en Côte d’Ivoire dans le cadre de l’opération Licorne.

 

Milkipress : Quelles étaient vos missions sur place ?

 

A-C Deglas : Pendant près de quatre mois, nous devions assurer la distribution des vivres et d’eau pour les forces françaises sur le terrain ; nous venions aussi indirectement en aide aux populations locales par l’intermédiaire des ACM (Actions civilo-militaires) ; celles-ci étaient vouées, entre autres, à redynamiser l’activité économique d’une zone dévastée.

 

Milkipress : Est-ce dangereux de partir en OPEX ?

 

A-C D : Oui, le risque existe indéniablement ; cependant, il faut relativiser et comparer avec les guerres du passé. De fait, les deux guerres mondiales et les guerres de décolonisation furent autrement plus meurtrières ; entre autres exemples, citons le 22 août 1914, jour le plus sanglant de l'histoire de l'armée française, où 27.000 soldats perdirent la vie. La France ne déplorera “que” 159 pertes définitives en opérations extérieures entre 2006 et 2015. L’écart mortifère est manifeste bien que l’effet de loupe médiatique donne l’illusion du contraire. Cela n’enlève toutefois rien à la douleur des familles, mais il faut mettre ces pertes en perspective avec celles du passé.

 

Milkipress : Avez-vous vécu une situation périlleuse en OPEX ?

 

A-C D : Oui, en Côte d’Ivoire ; ce jour-là, un individu armé d’un sabre menaçait tout le monde dans un petit village où nous nous étions rendu avec quelques soldats pour faire des approvisionnements… Là, j’ai pris peur. Non pas pour moi, mais pour mes soldats ; s’il touchait à un seul de mes hommes, je n’aurais pas hésité à faire feu d’autant plus que je ne suis pas mauvais tireur. L’homme s’est finalement calmé et la tension est redescendue brutalement.

 

 

 

 

Milkipress : Quels enseignements ?

 

A-C D : Être au cœur de l’action, au contact des populations, implique d’être en permanence sur le qui-vive ; le danger peut surgir de n’importe où et à tout moment. Aussi, l’éloignement avec la métropole constitue un autre défi important pour les troupes projetées : coupés de tout soutien moral, certains soldats “craquent”. Le courrier échangé avec les familles est donc d’une importance capitale ; il est un remède efficace contre les moments de blues.

L’un de mes soldats qui ne recevait aucune lettre, en était très affecté ; j’ai donc pris l’initiative de demander à l’un de ses camarades de lire à voix haute certains de ses courriers (bien sûr exempts de tout passage intime). Il avait les yeux écarquillés et semblait vivre les événements par procuration.

 

Milkipress : Avez-vous eu des désillusions ou des déceptions au fil des ans ?

 

A-C D : Oui, au niveau du commandement ; ma génération a été formée par d’anciens combattants d’Indochine et d’Algérie, des hommes durs, mais profondément justes et humains. Cette dernière décennie, je constate avec regret qu’une bonne partie de nos chefs - de jeunes cadres inexpérimentés -, nous traitent comme des numéros et avec peu de considération ; j’en viens même parfois à me demander s’ils ont conscience que nous sommes des êtres humains faits de chair et d’os.

 

Milkipress : Une anecdote à nous raconter ?

 

A-C D : En 1979, au camp de Sissonne (Nord-Est), je me suis uriné sur les mains avant une séance de tir tellement il faisait froid (rires).

 

Milkipress : Votre pire souvenir…

 

A-C D : Avoir frôlé la mort dans un char fonçant à pleine vitesse en direction d’un ravin ; c’était au camp de Canjuers (Sud-Est), le plus grand champ de tir d'Europe occidentale. Le sol était enneigé et verglacé (10 à 12cm de glace) et le blindé semblait inarrêtable. Il a finalement été retenu au dernier moment par un sapin.

 

Milkipress : Votre meilleur souvenir…

 

A-C D : L’organisation d’un buffet géant improvisé pour quelques 700 personnes lors de ma mission en Slovaquie ; pendant cinq semaines de manoeuvre, j’étais officier d’ordinaire dans ce petit pays d’Europe centrale et j’ai voulu marquer le coup en mettant sur pied un événement fédérateur pour renforcer la cohésion du camp. Je garde en mémoire l’arrivée sur les lieux du colonel commandant… en hélicoptère ! À sa descente, il est venu me saluer.

 

Milkipress : Quelles sont selon vous les qualités pour être un bon militaire ?

 

A-C D : Faire preuve d’adaptabilité, être solide mentalement et avoir le goût du risque ; il faut aussi être ponctuel et rigoureux.

 

Milkipress : Quels sont vos conseils à donner aux jeunes qui souhaiteraient s’engager ?

 

A-C D : Désolé, je ne suis ni un recruteur, ni un vendeur de rêves (rires).

 

Milkipress : Selon vous, quels défis se posent aujourd’hui à l'armée française ?

 

A-C D : Les défis sont nombreux : recentrer ses missions sur la protection du territoire national (lutte contre le terrorisme), maintenir la dissuasion nucléaire, former les personnels à la cyber-guerre et développer les coopérations militaires internationales. Enfin, tenter d’arrêter l’hémorragie des coupes budgétaires ; celles-ci grignotent chaque jour un peu plus ses moyens matériels et humains.

 

Milkipress : Quelle est votre plus grande récompense après cette longue carrière au service de la France ?

 

A-C D : J’espère prochainement obtenir la Médaille militaire, l’une des plus hautes décorations de l’armée française (instituée en 1852 par Louis-Napoléon Bonaparte) ; elle récompense aujourd’hui indifféremment les actes de courage ou les longs services. Je suis dans le deuxième cas ; j’ai déposé un dossier en novembre. Croisons les doigts…

 

 

Chiffres divers (ource : Ministère de la Défense, chiffres 2017) :

 

-Armée de terre : 112.502 militaires (dont 13.701 Officiers, 37.855 Sous-officiers, 60.395 Militaires du rang et 551 Volontaires).

-Marine : 35.552 militaires.

-Armée de l’Air : 41.160 militaires.

-15,3% des militaires sont des femmes.

-L’âge moyen du personnel militaire est de 33,2 ans.

-159 militaires morts en opérations extérieures entre 2006 et 2015.

-En 2017, le budget de la Défense s’élève à 32,7 milliards d’euros, hors pensions.

 


Parcours militaire de l’adjudant-chef Deglas :

 

-Affectations / Mutations :

-EETAT (Ecole d'enseignement technique de l'armée de terre) à Issoire (1976-1979)
-1er Régiment de Chasseurs à Canjuers (1979-1986)
-2ème Régiment de Cuirassiers à Reutlingen (1986-1991)
-1er/2ème Régiment de Chasseurs à Verdun (1991-1999)
-6/12ème Régiment de Cuirassiers à Olivet (1999-2006)
-1er Groupe Logistique du Commissariat à Brétigny-sur-Orge (2006-2008)
-Base aérienne 123 à Orléans-Bricy (2008-2014)

-Missions à l’étranger :   

-Opération Salamandre, Bosnie-Herzégovine (mars-juillet 1997).
-Manoeuvre en Slovaquie (avril-mai 1998).
-Opération Licorne, Côte d’ivoire (octobre 2003-février 2004).

 


Propos recueillis par Jérémie Dardy

 


 

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