Couturière, prostituée, espionne, aviatrice, grande bourgeoise, femme politique, féministe ambigüe… est-il possible d’agréger autant de vies en une seule existence ? Il est permis d’en douter, et pourtant… c’est bien le destin rocambolesque qu’aura connu Marthe Richard, petite campagnarde qui a vu le jour à la fin du XIXe siècle aux confins de la France. Une femme libre, pionnière, qui aura su briser ses chaînes d’une bien curieuse façon.
Née Marthe Betenfeld le 15 avril 1889 en Lorraine dans la petite commune de Blâmont, notre héroïne entame son existence avec bien peu d’atouts dans son jeu. Un père brasseur plus ou moins falot, une mère domestique roide et austère, un quotidien de misère et abrutissant. Dès ses premières années, la petite Marthe se révolte contre les horizons de médiocrité qui ceinturent son existence. Sa mère la destine très tôt à devenir couturière, perspective à laquelle se résignent la plupart des jeunes filles du voisinage. Marthe renâcle, elle se cabre. A seize ans, c’est la fugue, tranchante et soudaine. La police la surprend sur les trottoirs de Nancy, proposant ses charmes juvéniles aux quidams engoncés. La petite Betenfeld, que l’on surnommera plus tard « l’alouette », n’a pas froid aux yeux. Sa conscience est catégorique, son instinct souverain : elle brisera les entraves de son destin, à n’importe quel prix. Or, si la liberté passe par la prostitution, elle assumera cette fétide ascèse.
Rapidement, elle attrape la syphilis et transmet la maladie à certains clients. Plaintes. Nouvelle arrestation, hôpital, rémission. Le trottoir est plus lucratif que l’atelier, et la pauvrette sait faire ses comptes. Il s’agit d’être plus ambitieuse, d’oser la vraie vie : direction Paris, son luxe, ses lumières… et ses pigeons à plumer. Nous sommes en 1907. L’affaire est rapidement conclue ; Henri Richer, un bon bourgeois plein de prévenances et d’embonpoint, s’éprend de la jeune femme. Avec lui, Marthe se frotte aux nuits folles de la capitale, elle plonge dans les méandres doucereux des cabarets. Demi-mondaine, elle offre son corps à un garçon bien né contre les mille et une couleurs d’une existence oisive et dispendieuse. La grisaille de l’enfance rurale se dissipe au creux de ses entrailles ; désormais, c’est à la bonne société qu’elle appartient. Henri la gâte, cède à ses caprices.
Il l’installe dans une vaste propriété de la Sarthe, pleine de personnel et de charme. Marthe reçoit, organise des réceptions, côtoie le beau monde. Dire que quelques années plus tôt, elle s’avilissait sous les ventres d’hommes putrides et salaces… Soudain, elle tombe amoureuse. De son compagnon ? Certainement pas. Henri, au fond, n’est qu’un moyen. Son cœur, pour la première fois, se met à fondre… non pas pour un homme – ils sont si décevants – mais pour l’aviation naissante. Une passion hystérique la ronge depuis quelques temps ; elle suit avec avidité les exploits des premiers dompteurs du ciel, qui officient justement dans la Sarthe. Henri suit, mollement. Pugnace, Marthe lui réclame des cours personnels, et finit par les obtenir.
Encore une fois, son âme conquérante lui fait franchir le Rubicon : à l’aube de la première guerre mondiale, elle devient la sixième femme pilote Française de l’histoire. Le conflit éclate, Henri est mobilisé. En 1915, l’alouette se marie avec le pigeon, quelques mois avant l’obus fatal… Henri décède, Marthe hérite. En une poignée d’années, la petite campagnarde s’est transformée en jeune veuve richissime. Pour l’heure, c’est la Patrie qui est dans le besoin ; Marthe propose ses services dans l’aviation de guerre. On l’écarte gentiment. Elle insiste, trépigne, fréquente sans relâche la caserne des soldats des airs. Naturellement, ces derniers se mettent à lui tourner autour. Impérieuse et fière, elle résiste. L’un d’entre eux écrira : « Jeune, jolie, pleine de fric… un morceau de roi…
Depuis qu’elle a fait son apparition sur les terrains d’aviation, on la chasse par tous les moyens : la cour à la poète, l’attaque brusquée à la zouave, l’empressement d’un homme du monde correct et respectueux… Rien à faire ! » (source : Elizabeth Coquart). On finit par lui proposer de devenir espionne pour la France. Elle accepte. Manipuler les hommes, une routine pour cette experte de l’embobinage. Elle part pour l’Espagne et s’emploie à séduire un haut gradé Allemand, afin de lui soutirer des informations concernant les stratégies navales de son pays. L’officier von Krohn est repoussant, vieux et borgne. Encore une fois, s’avilir pour une cause supérieure… L’alouette parvient rapidement à ses fins, devenant l’amante attitrée du gélatineux personnage. Un soir, à Valladolid, elle va jusqu’à coucher avec lui.
Je me suis enivrée pour pouvoir me dominer et accepter cette épreuve. J’ai fait ce qu’il fallait pour que von Krohn n’ait plus envie, le matin venu, de se séparer de moi »
S’il est une chose de bien certaine, c’est que sa future Légion d’Honneur n’aura pas été usurpée. Les informations sont soutirées, et la jeune espionne devient célèbre après la guerre. Malheureusement, les rapaces de l’Action Française la soupçonnent d’avoir travaillé pour l’Allemagne. Ils répandent leur fiel, éclaboussent l’alouette. Marthe se justifie, défend son honneur. D’autres mauvaises langues se mettent à gloser sur sa vertu. Des bruits courent. N’est-elle pas une ancienne gourgandine, une de ces filles de joie qui se pavanent dans les cafés et s’éclipsent en chuchotant dans l’obscurité ? Marthe ne le reconnaîtra jamais. Plutôt mentir que flétrir. En 1926, elle se remarie, cette fois à un Anglais fortuné. Nouveau décès, nouveau veuvage, nouveau « jackpot ». Marthe aime l’argent. Elle s’installe dans le seizième arrondissement de Paris, donne des conférences. C’est une véritable star. Une fois encore, la guerre s’abat sur l’Europe. Elle se précipite à Vichy, se compromet en fréquentant de hautes figures de la collaboration. Dans le même temps, elle se rapproche des milieux de la Résistance. Comme d’innombrables Français d’alors, elle est assise sur les deux chaises et sans complexes. Réalité ambigüe que notre époque peine à appréhender. Au sortir de la guerre, elle se lance en politique, devient conseillère municipale.
Son combat : la fermeture des maisons closes. En 1946 la loi dite « Marthe Richard » est votée, et l’alouette entre définitivement dans l’histoire. Les maisons closes sont désormais illégales dans le pays. Quelques villes pionnières – Strasbourg, Grenoble – avaient déjà anticipé cette loi radicale. L’existence de Marthe s’assombrit cependant : en 1948, elle comparaît au tribunal pour trafic d’influence, puis c’est la prison, pour quelques temps. Marthe paiera de cette triste manière son penchant éternel pour la mythomanie. Les années qui suivront ne seront plus aussi capiteuses. Au soir de sa vie, elle défendra un féminisme alambiqué, bien éloigné du témoignage de son existence : « Après tant d’expériences, j’ai compris que le bonheur de la femme ne pouvait être qu’au foyer, car sa place est vraiment là ». Le mystère, jusqu’au dernier souffle…
Pour aller plus loin
« Marthe Richard, de la petite à la grande vertu », Elizabeth Coquart, Payot, 2006
« Mon destin de femme », Marthe Richard, France Loisirs, 1974
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