Au Moyen-Âge, la mise en contact de l'islam et de la chrétienté, en particulier dans l’Espagne musulmane (711-1492) et dans la Sicile arabo-normande du Xe-XIIIe siècle, permet à l’Europe latine de s’enrichir sur les plans scientifiques et philosophiques ; dans ce rôle de relai, le monde byzantin n’est pas en reste. On évoque souvent la dette de l’Occident vis-à-vis du monde arabe concernant la transmission des savoirs grecs de l’Antiquité. Mais l’irrigation de cette science vers le monde latin a-t-elle jamais cessé ?
Les traducteurs chrétiens
Selon Gabriel Martinez-Gros, professeur d’histoire médiévale du monde musulman, le savoir grec manqua de disparaître en Occident quand la langue grecque s’y perdit après le VIe siècle ; c’est par les traductions arabes des textes grecs, à Bagdad au IXe siècle, puis par les traductions de l’arabe vers le latin, en Espagne et en Sicile aux XIIe et XIIIe siècle, que les savoirs grecs reviennent en Occident. Remarquons que de bout en bout la majorité des traducteurs sont des chrétiens, parfois des juifs, beaucoup plus rarement des musulmans ; ainsi, en Orient, à l'époque du califat abbasside (750-1258), la traduction des textes grecs vers la langue syriaque, puis du syriaque vers l’arabe, est l’oeuvre de chrétiens syriaques. En Espagne et en Sicile, les traducteurs sont généralement Européens (école de Tolède, etc.) ; entre autres figures célèbres, citons Arnaud de Villeneuve, médecin sachant l'arabe, auteur de traductions et de traités originaux, et Gérard de Crémone, auteur d’une centaine d’ouvrages traduits de l’arabe vers le latin dont l’Almageste de Ptolémée, le Canon (Kanun) de la médecine d’Avicenne, les oeuvres de Galien, d’Hippocrate, et d’Aristote surtout.
L’apport de l’islam à l’Europe latine
À la différence de l’Occident latin du XIIe-XIIIe siècle, la culture islamique n’a pas assimilé l'héritage grec dans les sciences religieuses et a mis de côté les poètes et les orateurs (Eschyle, Sophocle, etc.) ; toutefois, elle a intégré les sciences universelles (mathématiques, astronomie, médecine…). Ainsi, dans l’Espagne musulmane, des médecins laissent une production importante, largement inspirée par Aristote et Galien ; de grandes encyclopédies de la médecine arabe, telles?YAlmansor?de Rhazès (rédigé vers 900) et la Chirurgie?d'Albucasis (vers 1000) sont traduites. C’est parfois directement sur demande des souverains chrétiens que certains musulmans produisent des oeuvres majeures ; en 1154, sur requête du roi sicilien d’origine normande Roger II, le prince musulman Al-Idrisi entame la composition de son célèbre traité de géographie universelle, lui-même inspiré de Ptolémée. Les mondes grec, musulman et latin, s’interpénètrent donc. Outre les hypothèses scientifiques et philosophiques fondamentales, grecques pour l’essentiel, le monde arabo-musulman transmet également aux Occidentaux des inventions originaires d’Extrême-Orient (le papier, le zéro, les chiffres “arabes”, etc.).
En 2008, l’historien Sylvain Gouguenheim remet partiellement en cause l’idée commune selon laquelle l’Occident médiéval aurait reçu des Arabes presque tout l’héritage de la science grecque. Mobilisant ses arguments, il fait observer qu’en réalité la traduction des auteurs grecs de l’antiquité était aussi garantie, à un certain degré, par les moines copistes de l’Occident latin (notamment dans l’atelier de traduction du Mont Saint Michel). Une violente polémique s’était ensuivie, l’historien ayant été accusé, entre autres, d’islamophobie...
L'hellénisme antique fait partie de la culture byzantine pendant tout le Moyen-Âge
Pendant mille ans, après la chute de Rome (476), Byzance maintient à l’est de la Méditerranée un empire qui rassemble des Grecs, mais aussi des Latins, des Slaves, des Arméniens ou des Arabes ; dans le cadre des croisades, le territoire est brièvement latin de 1204 à 1261. L'hellénisme antique fait partie de la culture byzantine pendant tout le Moyen-Âge ; qu’on en juge : les textes classiques sont commentés, critiqués et conservés avant et après l'apparition de l’islam bien que les connaissances des savants byzantins aient été enrichies par des échanges avec le califat abbasside. Remémorons-nous qu’aux IXe, Xe, XIe?siècles, une élite brillante de la capitale fait copier Platon ; dans la seconde moitié du IXe siècle, le patriarche Phôtios, dans son oeuvre intitulée “Bibliothèque”, présente notamment les “Histoires” d’Hérodote, le “père de l’histoire".
Qu’est-ce que l’Occident doit à l’Empire byzantin ?
Selon Sophie Métivier, professeure d’histoire byzantine, Byzance occupe une place centrale dans la transmission de la littérature grecque classique (Homère, Euripide, Aristophane…) à l’Occident chrétien. Plus largement, que doit l’Europe latine à cet Empire millénaire ? "Le plus universel, c’est sans doute la transmission de l’héritage de la Grèce antique : la totalité des ouvrages écrits depuis l’Iliade jusqu’aux Pères de l’Église encore conservés nous ont été transmis par les manuscrits copiés par les Byzantins. Le transfert massif de ces manuscrits vers l’Occident puis la Russie a commencé au XIIIe siècle, qu’ils aient été apportés par des Occidentaux curieux de cette culture ou par des Byzantins” (Michel Kaplan, Pourquoi Byzance ?). Entre autres savants grecs, citons qu’entre 1397 et 1400, Manuel Chrysoloras, ami proche de l'empereur Manuel II, est invité par la commune de Florence pour y enseigner ; quant à Dèmètrios Chalkokondylès (1424-1511), né à Athènes, il part pour Pérouse puis Padoue où il crée la première chaire d’Occident.
Les apports des civilisations islamique et byzantine à l’Europe latine ont été complémentaires
En terme de densité d’héritage du savoir grec antique transmis à l’Occident chrétien, celui-ci est, dans un premier temps, plus important dans l’Espagne et la Sicile musulmanes dans les domaines des sciences universelles (médecine, physique, astronomie, etc.) tandis que dans la littérature grecque classique, c’est Byzance qui tient ce rôle ; puis, presque immédiatement après, la totalité des ouvrages de la Grèce antique encore conservés par les Byzantins sont transmis aux Latins. Autre remarque : l'hellénisation de l'Europe chrétienne a été rendue possible avant tout par la volonté des Européens eux-mêmes de capter cet héritage antique.
Jérémie Dardy
Pour aller plus loin
André Clot, L’Espagne musulmane, Perrin, 1999
Pierre Guichard, L’Espagne et la Sicile musulmanes, aux XIe et XIIe siècles, Presses universitaires de Lyon, 2000
Michel Kaplan, Pourquoi Byzance ? Un empire de onze siècles, Gallimard, 2016
Max Lebjowicz,?L'Islam médiéval en terres chrétiennes : science et idéologie, Presses universitaires du Septentrion
François Lefèvre, Histoire du monde grec antique, Le Livre de poche, 2007
Gabriel Martinez-Gros, L’Empire islamique, VIIe-XIe siècles, Passés composés, 2019
Sophie Métivier, Rosa Benoit-Meggenis, Béatrice Caseau, Jean-Claude Cheynet, Economie et société à Byzance (VIIIe-XIIe siècle), Éditions de la Sorbonne, 2017
Javier Teixidor, Aristote en syriaque - Paul le Perse, logicien du VIe siècle, CNRS, 2016
Ephrem-Isa Yousif, Les philosophes et traducteurs syriaques, D’Athènes à Bagdad, L’Harmattan, 1997
Magazine Le Monde, Les civilisations en cartes, 2019
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