La guerre de Crimée (1853-1856) - Chiffres, témoignages, batailles

 

En plein cœur du XIXème siècle, la guerre de Crimée marque l’arrêt de l’expansion russe à l’ouest et consacre le rétablissement de la puissance française après la chute de Napoleon Ier à Waterloo (1815). Le conflit oppose l’Empire russe à une coalition formée par l’Empire ottoman, la France, l’Angleterre et le royaume de Piémont-Sardaigne ; les combats se déroulent aux marges orientales de l’Europe, en Crimée, et se soldent par un échec accablant pour la Russie. Quelques 700.000 hommes périrent.

 

Contexte historique

 

En 1850, l’Empire russe est l’un des territoires les plus vastes du monde (12,5 millions de km²) ; sa politique expansionniste effraie la Grande-Bretagne et la France, en particulier au Moyen-Orient. Ainsi, lorsque le tsar Nicolas Ier veut imposer par la force son influence à l’intérieur de l’Empire ottoman, les hostilités éclatent ; l’affaire des Lieux saints sert de détonateur :

 

“En 1852, le gouvernement français persuada les autorités turques de céder à l’Église catholique la garde d’une église à Bethléem, fonction traditionnellement retenue par l’Église orthodoxe grecque. Nicolas Ier, en tant que chef de l’Église orthodoxe sous administration ottomane, revendiqua le retour de cette église à l’orthodoxie. Quand la Turquie refusa d’obéir, Nicolas ordonna l’occupation de la Moldavie et de la Valachie [régions roumaines autonomes, mais sous la dépendance théorique de la Sublime Porte]” (John Channon, Atlas historique de la Russie).

 

En 1853, la Turquie déclare la guerre à la Russie ; les Ottomans, dirigés par Ömer Pacha, lancent une attaque sur le Danube. Parallèlement, un second front s’ouvre dans le Caucase. Sur mer, la flottille turque est balayée dans un engagement naval à Sinope. Français et Anglais, craignant l’effondrement de l’Empire ottoman, se portent au secours des Turcs ; le 27 mars 1854, la reine Victoria et Napoléon III, l’empereur des Français, annoncent à leurs peuples qu’ils entrent en guerre contre la Russie. La “guerre d’Orient” débute.

 

 

Rencontre déconcertante avec l’Orient

 

 

Les Occidentaux, dépourvus d’une réelle stratégie d’ensemble, effectuent des coups de main tous azimuts ; ils transitent d’abord par Gallipoli, dans le détroit des Dardanelles, puis investissent Constantinople (actuelle Istanbul). À l’arrivée à Gallipoli, les soldats sont déçus ; ils rêvaient tous, plus ou moins, d’un Orient de convention, doté notamment de palais et de bazars, mais la réalité est toute autre ; un soldat témoigne :

 

“Partout, des immondices et des cadavres d’animaux en putréfaction que se disputent des chiens galeux” (cité dans Charles Mismer, Souvenirs d’un dragon de l’armée de Crimée).

 

Les habitants semblent indifférents à leur présence ; un autre fantassin raconte :

 

"Les Turcs, accroupis devant leurs portes, regardaient passer sans aucune émotion, ni d'enthousiasme, ni même de surprise, les étranges défenseurs que leur envoyait la destinée” (in Paul de Molènes, Les commentaires d'un soldat, Hachette, 2014).

 

Les troupes alliées sont par la suite dépêchées à Varna (Bulgarie), afin de parer toute avancée russe vers Constantinople ; en même temps, Odessa est bombardée. “La violente épidémie de choléra qui survient pousse les Alliés à changer de plan. On décide alors d’attaquer la base navale de Sébastopol, en Crimée, afin d’anéantir la flotte russe de mer noire” (Histoire et Civilisations, mars 2016). Le siège de la cité durera près d’un an.

 

 

Bataille de l’Alma

 

 

Un corps expéditionnaire débarque à Eupatoria, à une cinquantaine de kilomètres au nord de la baie de Sébastopol ; les Alliés se dirigent ensuite vers la rivière Alma, plus au sud. Le prince Menchikov s’est retranché solidement derrière le cours d’eau et projette d’y stopper les troupes alliées ; fort de 40.000 hommes, il jouit d’une position défensive avantageuse. La rivière est sinueuse et son lit présente des dépressions dangereuses. Excessivement confiant, il déclare : “J’attends les Français dans une position infranchissable. Fussent-ils deux cent mille, je les jetterai à la mer”. Les officiers russes qui l’accompagnent partagent également cette opinion ; à leur tour, ils raillent la valeur des soldats anglais :

 

“Les Britanniques ne sont bons que pour combattre les “Sauvages” dans leurs colonies” (cité dans Orlando Figes, The Crimean War : A History). À l’inverse, le soldat russe est moins présomptueux ; ainsi en atteste un médecin allemand engagé dans l’armée tsariste qui les côtoie ; il affirme : “Chacun semblait convaincu que la bataille se solderait par une défaite” (in Eugène Émile Édouard Perret, Les français en Orient, Récits de Crimée, 1854-1856). 

 

Sous la conduite du maréchal de Saint-Arnaud, les lignes russes sont enfoncées et Menchikov essuie un cuisant revers. “Saint-Arnaud a bel et bien remporté à l’Alma la victoire qui, dans l’esprit de millions de Français, effaçait la honte de Waterloo (…) L’armée russe n’a pas tiré de son interminable guérilla du Caucase les enseignements que les Français ont bien assimilés en Algérie” (Alain Gouttman, La guerre de Crimée).

 

 

Siège de Sébastopol, un Verdun avant l’heure ?

 

 

Le 17 octobre 1854, les Alliés lancent leur première attaque contre Sébastopol ; en face, les Russes opposent 18.000 défenseurs. Manquant d’audace, l’offensive alliée, soutenue par l’artillerie franco-britannique, y compris navale, tourne au fiasco. Plus grave, les Russes, galvanisés par la défaillance de leurs adversaires, mènent une énergique contre-offensive contre les défenses anglaises à Balaklava et pulvérisent la charge de la brigade légère de Lord Cardigan, premier commandant en chef des troupes anglaises en Orient.

 

Plusieurs mois durant, les assauts se succèdent et se brisent sur les défenses russes ; on creuse une centaine de kilomètres de tranchées. Des renforts arrivent continuellement. De part et d’autre, les tirs d’artillerie et les tireurs d’élite font régner la terreur. “Les fusils des alliés étaient mortels à une distance quatre fois supérieure à celle des mousquets russes” (in Magazine Histoire et Civilisations, mars 2016) ; concurremment, les maladies (choléra, typhus, scorbut, etc.) déciment les combattants - celles-ci tuent quatre fois plus que les balles et les obus. Dans ces conditions, des soldats développent de graves troubles psychologiques ; certains médecins nomment ces tourments la “folie des tranchées”. En 1916, lors de la bataille de Verdun, ce sera le “syndrome de l’obusite”.

 

“Sébastopol est devenu un enfer (…) Les milliers d’hommes qui vivent là comme des rats pataugent depuis neufs mois dans le sang et l’ordure, rongés de vermine, décimés par la maladie, affamés, abrutis par des bombardements devenus incessants” (cité dans Alain Gouttman, La guerre de Crimée).

 

 

Nouvelle stratégie

 

 

Sébastopol devient progressivement un amas de ruines fumantes ; la forteresse Malakoff, qui domine la ville et la baie avec ses navires, en est le verrou stratégique central. Les Russes s’y accrochent donc désespérément ; en toutes occasions, ils montrent une résilience hors du commun. En son temps, Napoléon Ier remarqua leur extraordinaire ténacité : “Il faut tuer le soldat russe deux fois” ; lors de la Guerre d’Hiver (1939-1940), ce sera au tour du maréchal finlandais Mannerheim de dresser un constat similaire : “l’invraisemblable capacité de souffrance du soldat russe est inconcevable pour tout autre Européen”.

 

En juin 1855, les Alliés tentent de s’approprier Malakoff ; l’assaut raté mène à l’hécatombe : près de 10.000 morts et blessés. Devant la perspective d’un autre hiver rigoureux, ils conçoivent un plan d’attaque plus ambitieux contre la place forte ; cependant, la position semble imprenable. Qu’on en juge : le réseau défensif, très dense, est constellé de casemates blindées et protégé par un fossé béant ainsi que par une enceinte bien dégagée. C’est en réalité le blocus initié quelques mois plus tôt en mer d’Azov qui laisse entrevoir la possibilité de s’emparer du bastion ; de fait, il se révèle d’une efficacité redoutable. La ration des défenseurs de Sébastopol est peu à peu réduite de moitié.

 

 

Prise de Malakoff, le tournant

 

 

Le 8 septembre 1855, les Alliés lancent donc un assaut gigantesque contre Malakoff  (37.000 hommes sont engagés) ; les soldats français de la division du général Mac-Mahon s’élancent en premier :

 

“Dirigés par les courageux Zouaves [unités françaises appartenant à l'Armée d'Afrique et exclusivement européens], ils coururent vers Malakoff, et, utilisant des planches et des échelles pour traverser le fossé, escaladèrent les murs de la forteresse. Les Russes furent pris par surprise. Au moment de l’attaque, la garnison effectuait une relève et beaucoup de soldats venaient de terminer leur repas” (cité dans Orlando Figes, The Crimean War : A History).

 

Dans le même temps, les Français découvrent avec stupeur que le sol est miné ; les Russes projetaient de faire sauter les premières lignes mais le navire qui transportait les poudres pour les remplir sauta pendant le bombardement préliminaire à l’offensive. S’ensuivent des combats parmi les plus âpres de la guerre ; les hommes s’entretuent à la baïonnette.

 

“Entre-temps, les Anglais lancèrent leur propre assaut sur Redan [place forte mineure située à proximité de Malakoff] (…) Un groupe d'hommes parvint à grimper tant bien que mal sur le mur et réussit à escalader la forteresse. La plupart furent tués, mais ils avaient fait un exemple et d'autres les suivirent” (in Orlando Figes, The Crimean War : A History).

 

Après la capture de Malakoff, Mac-Mahon lancera son fameux : “J’y suis, j’y reste”. Toutefois, tandis que les Russes abandonnent la ville, ils déclenchent dans leur fuite un incendie ravageur. Cet épisode rappelle l’incendie de Moscou, en 1812 où, à l’arrivée de Bonaparte, les Russes avaient incendié la cité en application de la politique de la terre brûlée. Seule consolation pour le tsar, il parvient à obtenir à Kars, dans le Caucase, une victoire sans appel.

 

Conséquences du conflit 

 

En mars 1856, la paix de Paris met fin aux hostilités ; le traité réduit la présence militaire de la Russie sur la mer Noire et fait perdre aux Russes la protection des chrétiens orthodoxes en territoire ottoman. En outre, le bilan est lourd : quelques 700.000 morts, soit autant que pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988) ; les deux-tiers des victimes sont russes. Notons qu’un soldat français engagé sur trois perdra la vie durant le conflit. Rappelons aussi que les décès par maladie sont quatre fois plus importants que ceux occasionnés par les blessures : en cause, l’état sanitaire catastrophique des troupes sur le terrain ; l’infirmière anglaise Florence Nightingale s’illustrera notamment pour rationaliser l’hygiène. Détail notable, on assiste aux premiers reportages de guerre “en direct” ; ainsi, des journaux français et britanniques dépêchent sur le terrain leurs correspondants.

 

Les conséquences politiques sont multiples ; en Russie, la débâcle pousse le nouveau tsar Alexandre II - il succède à son père Nicolas Ier qui meurt avant la fin du conflit - à abolir le servage (1861) ; cette réforme phare lui vaudra le surnom de “libérateur”. En France, Napoléon III restaure le prestige du pays sur la scène internationale, mais la déroute de la guerre franco-prussienne (1870-1871) anéantit son action quelques années plus tard. Quant à l’Empire ottoman, affaibli, il ne peut s’opposer, à terme, à l’émancipation des nationalités balkaniques. En 39-45, la Crimée est de nouveau le théâtre d’affrontements sanglants où les pertes soviétiques avoisinent les 200.000 vies (civils compris). De nos jours, l’annexion de la Crimée par la Russie, rattachée à l’Ukraine depuis 1954, remet la zone au centre de l’échiquier politique international.

 


Chiffres. Nombre de morts durant la guerre de Crimée (1853-1856) 

 

-Russes : 450.000 morts
-Turcs : 120.000 morts
-Français : 100.000 morts
-Britanniques : 21.000 morts
-Sardes : 2.000 morts

 

Au total, près de 700.000 hommes perdirent la vie, dont 80% des décès sont imputables aux maladies.

 


Pour aller plus loin 

 


Richard Barnham, David Cliff, Passages on the Crimean War : The Journal of Private Richard Barnham, 38th Regiment, South Staffordshire, Lundarien Press, 2015

Hélène Carrère d’Encausse, Six années qui ont changé le monde 1985-1991, Fayard, 2015

John Channon, Atlas historique de la Russie, Autrement, 2003

Père Damas, Souvenirs religieux et militaires de la Crimée, Téqui, 1883

Peter Duckers, The Crimean War at Sea : The Naval Campaigns Against Russia 1854-56, Pen & Sword Maritime, 2011

Orlando Figes, The Crimean War : A History, Picador, 2012

René Girault, Peuples et nations d'Europe au XIXe siècle, Hachette, 1996

David M. Goldfrank, The Origins of the Crimean War, Routledge, 1993

Alain Gouttman, La Guerre de Crimée 1853-1856, Perrin, 2006

Eugène Jouve, Lettres Sur La Guerre D’Orient, Hachette, 2013

Gustave Maréchal, La Guerre de Crimée, Firmin Didot, 1888

Charles Mismer, Souvenirs d’un dragon de l’armée de Crimée, Hachette, 1887

Paul de Molènes, Les commentaires d'un soldat, Hachette, 2014

Jean-François Muracciole, Guillaume Piketty, Encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, Robert Laffont, 2015

Trevor Royle, Crimea : The Great Crimean War, 1854-1856, Palgrave Macmillan, 2004

Hugh Small, The Crimean War : Europe's Conflict with Russia, The History Press, 2018

Magazine Histoire et Civilisations, Le Monde, La Guerre de Crimée par Dominique Kalifa, N°15, mars 2016

 


 

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