L’énoncé violente notre bon sens : comment, par quel mystère Maurice Barrès – chantre des racines, de la « voix du sang » et du culte du Moi – serait-il le géniteur du grand mouvement de la négritude ? Un aveu de Léopold Sédar Senghor, l’un des fondateurs du concept, authentifie pourtant le fait.
Pour l’érudit standard, la pensée de Maurice Barrès se résume à quelques traits grossiers : le nationalisme, le culte ambigu de la terre et du génie crypto-racial, l’antisémitisme. Il s’agit-là d’une réduction patente, caractéristique de notre époque. En son temps, Maurice Barrès fut longtemps considéré comme le « prince de la jeunesse ». Son style, l’élégance de sa langue étaient reconnus jusque dans les rangs bouillonnants de la gauche.
[Biographies de familles: P-A Bizien, Mont des lettres]
Barrès au-delà de Maurice
On s’acharne à méconnaître les aspérités de son œuvre, celles qui écornent la caricature usuelle. Au-delà de ses propos dangereux, Barrès a tenu à mettre en garde contre des conceptions trop simplistes de la sentimentalité charnelle :
« Le particularisme ne peut pas suffire. Il mène au dialecte » (Mes cahiers, 1907)
Le spécialiste Yves Chiron reconnaissait lui-même : « Barrès ne s’est jamais vraiment senti proche de la terre ». Au fond, son plaidoyer pour les racines et le terroir provenait du malaise provoqué par l’anonymat citadin. Le déracinement réel des gens de la ville l’a profondément choqué, et porté à idéaliser son antithèse. Une part de lui en fut consciente, qui explique des propos jurant avec une conception trop rasante de son œuvre.
« J’ai toujours eu le goût et le désir des choses persanes » (Mes cahiers, 1907)
Un jour en Egypte, débarquant plein de morgue à l’université islamique d’Al-Azhar, il éprouve l’envie de se placer au milieu des élèves accroupis, suivant les leçons de leurs maîtres coraniques… Lui serait assis cependant, bien entendu, mais il serait à leurs côtés.
Au cours de ce même voyage, Maurice Barrès entend échanger avec les autochtones. Malgré sa suffisance congénitale, il les questionne en matière de culture :
« Un Nègre me cite Rousseau. Je le priai de me nommer quelques-unes de ses œuvres. Il me cite Les rêveries d’un païen mystique. Je voulais lui demander s’il croyait que ce fut un crocodile » (Mes cahiers, 1907)
Maurice Barrès prépare la négritude
Le 15 avril 1969, Léopold Sédar Senghor reconnaît qu’à l’origine du mouvement de la négritude, il y a la pensée de Maurice Barrès :
« Maurice Barrès a eu une très profonde influence sur moi » « c’est la première fois que j’ai eu la sensation d’une œuvre complète, et que toutes mes facultés ont été éveillées et comblées » (En toutes lettres, INA, 15 avril 1969)
« Je crois que dans ma conception de la nation et de la négritude, je dois beaucoup à Maurice Barrès» (Senghor, En toutes lettres, INA, 15 avril 1969)
Effectivement, il suffit de lire certains fragments de Barrès pour remarquer une parenté foncière avec le grand mouvement intellectuel de la négritude.
« Quant à nous, pour nous sauver d’une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts » (Maurice Barrès, Amori et Dolori Sacrum)
« Quelque chose d’éternel gît en nous dont nous n’avons que l’usufruit, mais cette jouissance même est réglée par les morts » (Maurice Barrès, Amori et Dolori Sacrum)
« J’ai ressenti, comme les meilleurs de mes contemporains, étant jeune, le désir de vivre ma vie, une vie forte, puissante, de dégager ma personnalité, une personnalité puissante (…). Je manquais d’un milieu, d’un milieu créé par mes prédécesseurs, d’un milieu que j’aurais approprié pour moi-même, d’un milieu que j’aurais préparé pour mes successeurs » (Maurice Barrès, Mes cahiers, 1911)
A présent, examinons quelques fragments des fondateurs officiels de la négritude :
« Ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale / Elle plonge dans la chair rouge du sol » (Aimé Césaire, Ma négritude, 1947)
« Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le coeur mâle du soleil (…) Ceux dont la survie chemine en la germination de l'herbe ! » (Aimé Césaire, Ma négritude, 1947)
« Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père. » (Léopold Sédar Senghor, Hosties noires, 1948)
« Dans les entrailles de ma race
Dans le gisement musculaire de l'homme noir
Voilà de nombreux siècles que dure l'extraction
Des merveilles de cette race
O couches métalliques de mon peuple
Minerai inépuisable de rosée humaine » (René Depestre, Minerai noir, Présence africaine, 1956)
Au-delà des points qui semblent opposer, du tout au tout, les fondateurs de la négritude et Maurice Barrès, nous devons pourtant constater l'ironique évidence: il est leur grand-frère, ce que Senghor reconnaît par ailleurs. Derrière cette curieuse généalogie spirituelle, certains penseront cette fois à la parole de Léo Ferré: "La vérité, c'est dégueulasse".
Pierre-André Bizien
Pour aller plus loin
Patrie charnelle, patrie mystique, Edouard Garancher, Philitt
Maurice Barrès et l'Allemagne, Philitt
Actualité de Maurice Barrès, France culture
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