Chaque civilisation, chaque époque apporte sa contribution au grand feu poétique universel. Remarquable entre tous, le vers islamique nous semble luire d'un éclat particulier. Non qu’il soit question d’en déduire une supériorité naturelle ou quelque prédominance hiérarchique.
Non. Nous affirmons simplement que sa saveur interpelle particulièrement nos sensibilités respectives. Au fil des siècles, la civilisation musulmane a produit d’incomparables chefs d’œuvres littéraires, tributaires d’une secrète alchimie. Arabe, persane, andalouse, mahométane, chrétienne… la poésie islamique scintille de toutes les parcelles de son âme. Elle puise aux flancs de toutes les sources. Soit, les vers orientaux n’ont pas que des partisans. Au fil des époques, en effet, de nombreux critiques littéraires ont manifesté leur scepticisme devant ce qu’ils considéraient comme un amas de mauvaise littérature exotique. Relisons pour l’exemple les fâcheuses considérations d’un Tritton mal inspiré :
« Le poète (arabe) examine le monde à travers un microscope. Son attention s’attache aux moindres particularités des lieux et des animaux, et fait de la poésie, de la géologie et de l’anatomie versifiée : quelque chose d’intraduisible et d’ennuyeux. Le poète vise aux discours puissants et le résultat – pour des esprits occidentaux – en est souvent grotesque et même rebutant. La comparaison de doigts de femme à de petites branches d’arbre ou à des chenilles en sont des exemples »
Misère du jugement… Si les unanimismes faciles sont à proscrire comme la peste, il n’empêche, les « Trittonistes » se fourvoient. La poésie est le « principe actif » de la culture arabe, selon l’heureuse expression de Mathieu Guidère. Elle concentre et distille le meilleur de ce vaste univers.
Quelques règles de la poésie islamique
Au fil des siècles, la tradition lyrique a évolué au cœur des pays d’islam. On distingue cependant plusieurs thèmes poétiques fréquents : le poème d’amour (al-ghazal), la satire (al-hija’), l’éloge (al-madîh), la poésie bachique (khamriyyât)… A l’origine, l’esthétique verbale est plutôt secondaire ; la situation évolue rapidement. Les théoriciens littéraires distinguent en chaque poème le « lafz » (l’expression) et le « ma’na » (l’idée exposée). La valeur de l’œuvre est alors appréciée en considération de ces deux critères. Commodité de la prononciation, éloquence du vers, agrément sonore et respect de la métrique : le bon poème doit impérativement réunir ces diverses qualités.
L’enflure ornementale et la pauvreté de la langue sont quant à elles des défauts rédhibitoires, qui écornent fâcheusement la réputation d’un auteur. Le théoricien littéraire Ibn Qutayba distingue quant à lui quatre catégories qualitatives de poésie : la première inclut les œuvres dont l’expression et le thème exposé sont également excellents ; la deuxième englobe les œuvres dont seule l’expression est excellente ; la troisième catégorie regroupe les poèmes dont le thème seul est convenable; enfin, en dernière position, croupissent les poèmes dont les deux critères sont également médiocres.
A vrai dire, cette taxinomie commode fut rapidement contestée. Selon Al Akarî par exemple, seule importe la qualité supérieure de l’expression. Ainsi s’explique pour partie la légendaire renommée du poète Abou Nouwas, prince de débauche et champion d’impiété notoire : celui qu’on nommera plus tard le « Rimbaud de la poésie arabe » fut avant tout célébré pour son incomparable style. Sa lubricité maladive, son amour proclamé des jeunes garçons fut par ailleurs souvent imité : relisons-donc La prairie des gazelles d’al Nawadjî, ou bien les vers salaces d’Ibn al-Hadjadj, autre poète pornographe. Parler de tolérance institutionnelle envers toute cette bohême serait cependant trompeur : les tracasseries répressives furent trop souvent le pain quotidien des baladins orientaux.
Nombre d’entre eux y perdront d’ailleurs littéralement la tête, comme Bachchar ibn Burd entre autres exemples. Aussi, la religion toute puissante comptera bien des zélateurs parmi les poètes… ainsi Zahîr al-Dine, ou bien encore l’Andalou Ibn Abd Rabbih, lequel n’hésitera pas à dégorger cette pique au Xe siècle : « C’est à l’épée de redresser la déviance de tout contradicteur, aveuglé au point de ne plus discerner le chemin ». A toutes époques, sous les cieux islamiques, les poètes entretinrent des relations complexes avec l’eros et la religion. Laissons-leur enfin la parole et daignons tenter d’ouvrir « l’œil de notre esprit » :
Ibn al-Haddad (mort en 1088)
Parmi toutes les chrétiennes, il est une Samaritaine qui est mienne ;
Cependant ma foi musulmane l’empêche de se rapprocher de moi.
Elle professe le dogme de la Trinité, mais Dieu n’en a pas moins unifié sa beauté,
Tandis qu’en mon cœur, de son fait, tristesse et passion se sont unies.
Dans les plis de son voile noir, elle est toute beauté :
On dirait, rassemblées, la lune pleine, la nuit et l’obscurité.
Dans le nœud de sa ceinture, mon amour se trouve enfermé,
Entre une dune arrondie, et un souple rameau.
Et dans cette vallée vit un faon qui a élu domicile au creux de ma poitrine,
Et une tourterelle qui niche en mon cœur.
(Diwan, n°52)
Djalal Od-Din Rumi (1207-1273)
De la part des musulmans, des juifs, des chrétiens,
S’élève chaque matin le murmure des prières.
Heureuse l’âme dans les profondeurs de laquelle
Parvient du ciel l’appel à la prière
(Odes mystiques, n°839)
L’amour m’a ôté le sommeil : c’est là ce que fait l’amour.
L’amour n’évalue pas à un demi-grain d’orge l’âme et l’intelligence.
L’amour est comme un lion noir, affamé et féroce
Qui ne boit que le sang du cœur des amoureux.
Il te saisit tendrement et t’emmène vers le piège ;
Quand tu y es tombé, il te regarde de loin.
C’est un prince tyrannique, un sénéchal impitoyable ;
Il torture et opprime les innocents.
Celui qui tombe entre ses mains pleure comme les nuages,
Celui qui s’éloigne de lui est glacé comme la neige (…)
(Odes mystiques, n°919)
Mansur al-Hallaj (857-922)
Quand l’amant arrive au plein élan de la générosité, et qu’il oublie l’Invoqué à force d’invocations, alors on a réalisé ce que la passion rend évident : prier devient, pour les sages, de l’impiété
(Diwan, Muqatta’a 20)
Il y a quatre consonnes dont mon cœur est épris éperdument, et où s’abîment mes pensées et ma réflexion : un A, qui attire les créatures vers l’acte créateur ; un L, qui m’inflige le blâme que je mérite, un autre L, qui me blâme encore plus ; enfin un H, qui me fait divaguer ; as-tu compris ?
(Diwan, Muqatta’a 27)
Dhou l Roummah (mort en 735)
Parmi tous les vêtements, que Dieu confonde le voile !
Lequel sera pour jamais le fléau de la jeunesse.
Il nous dissimule les belles, nous privant de leur vision,
Et camoufle les vilaines pour nous induire en erreur
(La poésie arabe, anthologie, R.R Khawam)
Omar Khayyâm (1048-1131)
Buvons, car le Ciel Avide
De ta perte et de la mienne
Nourrit un dessein perfide
Contre ta vie et la mienne
Parmi la jeune verdure
Dégustons le vin ardent :
L’herbe poussera longtemps
Sur tes cendres et les miennes
(Cent un quatrains, 12)
Babakuhi de Shiraz (980-1050)
Dans le marché et dans le cloître je n’ai vu que Dieu Seul. (…) Dans la prière et le jeûne, dans la louange et la contemplation, dans la religion du Prophète je n’ai vu que Dieu Seul. J’ai ouvert les yeux, et par la lumière de Sa face autour de moi dans tout ce que j’aperçus je n’ai vu que Dieu Seul. Comme une chandelle, je fondais dans son feu : parmi les flammes étincelantes je n’ai vu que Dieu Seul. Avec mon propre regard, je me vis moi-même très clairement, mais quand je me vis avec le regard de Dieu je n’ai vu que Dieu Seul. Je m’évanouis dans le néant, je disparus, et voici que j’étais devenu le Vivant je n’ai vu que Dieu Seul
(Anthologie du soufisme)
Sa d al-Din Mahmoud Shabestari (1288-1340)
Tu es cette pluralité qui devient l’Unité,
Tu es cette Unité qui devient la pluralité.
L’homme connaît ce mystère lorsqu’il abandonne
La partie pour voyager vers le Tout
(La roseraie du mystère)
Abou Moutahhar al-Azdi (Xe siècle)
Un beau tartuffe:
Cette vénérable barbe
S’est chauffée de son vivant au feu d’enfer
Et sa fière énergie, en douce,
Moissonne les prairies de la corruption.
Vois-le, perspicace et méditatif,
Parler jurisprudence et théologie !
Vois-le jouer les chefs de la prière,
Les prophètes commis par Dieu !
Mais sois sans crainte, il tombera
Car son destin est de tomber
Essaie donc seulement de clouer son caquet :
Tu n’auras plus devant toi qu’un vieillard débile
Que tu confondras sans peine, car sa niaise cervelle
S’avère tout aussi creuse que celle de l’âne bâté.
Ainsi sont la plupart de ceux qui nous rebattent les oreilles
De leurs beaux discours de vertu : usurpateurs du nom de Dieu!
(La poésie arabe, anthologie, R.R Khawam)
Pierre-André Bizien
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