La conquête espagnole du Mexique constitue, pour notre conscience collective, un paradigme de la violence occidentale face au reste du monde; si les massacres furent indéniables, il serait pourtant légitime de nuancer la légende noire. Complaisamment entretenue jusque dans la sphère universitaire, elle cache tout un pan contextuel de la réalité historique: la lutte éperdue des familles amérindiennes contre l'Empire Aztèque. Les mécanismes de domination sont tous à mettre au jour, sans aprioris idéologiques.
Au bord de l'écume rouge
Le 22 avril 1519, avec 516 hommes, Hernan Cortés débarque sur les côtes du Golfe du Mexique. A la tête d’une petite armée - nombre de ses soldats sont des vétérans des guerres d’Italie (1494-1559) – il entreprend la découverte du pays ; l’objectif premier est de s’emparer de nouvelles richesses. Initialement, les populations locales, méfiantes, ne tolèrent pas la présence étrangère. Cependant, la domination aztèque sur la région, particulièrement violente, pousse les autochtones dans les bras des conquistadores.
De fait, les humiliations répétées, les collectes d’impôts iniques, les viols de jeunes filles, les récoltes confisquées et les sacrifices humains - par arrachement du cœur – nourrissent graduellement la révolte contre le pouvoir central.
« Les Espagnols découvrirent que les Aztèques avaient créé un empire prélevant un tribut sur les non-Aztèques. Ils comprirent comment cette domination impériale pouvait être retournée à leur avantage » (Philip L. Russel, The history of Mexico, 1519-1521, 2004)
Ainsi, ils proposèrent aux indigènes une protection en échange de leur allégeance. Les contingents de guerriers fournis ensuite par les caciques locaux permirent de gonfler substantiellement les rangs espagnols. Qu’on en juge, à la veille de la grande offensive sur Mexico-Tenochtitlan (la capitale aztèque), Cortés dispose d’une réserve de 50 000 hommes… dont à peine 700 Espagnols ! Comme le souligne l’anthropologue Christian Duverger, « la prise de Mexico va être en fait une guerre indigène » (Cortés, Fayard, 2001).
Rappelons que sans ces alliances, la poignée de soldats européens n’aurait jamais pu se lancer, seule, dans la conquête d’un empire aussi vaste ; celui-ci comptait quelques 20 millions d’habitants à l’époque. Une telle entreprise aurait donc été totalement suicidaire.
Pour autant, la partie n’était pas gagnée d’avance. En effet, Cortés dut affronter de nombreuses épreuves avant d’atteindre cet ultime objectif. Il lui fallut – entre autres - déjouer les plans de Nárvaez venu l’écrouer sur ordre de Velázquez (gouverneur de Cuba) ; exhorter ses troupes à continuer le combat malgré les pertes immenses subies lors de la tragique « Noche triste » (la nuit triste) ; combattre parfois à un contre vingt ou trente… Enfin, gagner le face-à-face qui l’oppose au puissant souverain aztèque (tlatoani) Moctezuma II.
Ce dernier tentera de le faire assassiner à plusieurs reprises. Contrairement à une idée reçue, l’origine divine supposée du conquérant - Cortés sera un temps associé à la divinité du Quetzalcóatl (le « serpent à plumes ») - ne le préservera nullement des conspirations visant à l’éliminer.
Pour finir, fait notable, l’ardent défenseur du métissage entre les peuples put compter sur deux atouts maîtres : Geronimo de Aguilar et la Malinche ; ils seront ses interprètes lors de la conquête. Le premier est un Espagnol resté captif des Maya pendant huit ans, et la seconde est une princesse de langue nahuatl (la langue vernaculaire de la vallée de Mexico), prisonnière du hiérarque de Tabasco. Tous deux apprirent un dialecte maya en plus de leur langue maternelle ; la Malinche deviendra la maîtresse de Cortés et jouera un rôle clef dans l’aventure mexicaine.
Le massacre de Cholula
En octobre 1519, Cortés organise le massacre des Cholultèques. Selon les chroniqueurs espagnols, Cholula, cité alliée de l’empereur Moctezuma, aurait passé un pacte secret avec Mexico pour anéantir les envahisseurs. Ce complot aurait ensuite été divulgué à la Malinche.
Bernal Diaz del Castillo, compagnon de Cortés, rapporte dans ses Mémoires la réaction impitoyable du conquistador :
« Il leur dit que les lois royales décrétaient que de telles trahisons ne pouvaient pas rester impuni et que pour leur crime, ils devaient mourir » (History of the Conquest of New Spain, University of New Mexico Press, 2008)
En conséquence, des milliers d’indiens furent tués. Une autre version laisserait penser que les Espagnols ont été, au contraire, abusés par leurs alliés Tlaxcaltèques – ennemis héréditaires des Aztèques. Ceux-ci auraient profité de l’occasion pour monter une conspiration de toute pièce. Le doute subsiste encore.
La Noche triste
Le 30 juin 1520, dans la nuit, Cortès ordonne la retraite de Mexico. Cloîtrés dans le palais d’Axayactl – en plein cœur de Tenochtitlan - les Espagnols tremblent. Assiégés de toutes parts depuis plusieurs jours, les défenseurs sont sur le point de rupture. La situation dérape et atteint un point de non-retour avec la mort de l’empereur Moctezuma (le 28) ; celui-ci, otage des Espagnols, servait de bouclier humain. Parallèlement, la pression aztèque s’accentue. Une tentative de sortie est désormais vitale. Ainsi, vers onze heures du soir - sous une pluie battante - le cortège s’élance. Cortés avait remarqué que les Aztèques n’attaquaient jamais la nuit. Dans un silence d’outre-tombe, les troupes s’exfiltrent prudemment. Toutefois, l’alerte est donnée par les sentinelles ennemies.
« La colonne est furieusement attaquée sur la route de Tlapocan, l’arrière-garde, avec Pedro de Alvarado et Velázquez de León, est coupée du gros de la colonne, de sorte qu’elle perd une partie de son effectif » (Bartolomé Bennassar, Cortés, le conquérant de l'impossible, Editions Payot et Rivages, 2001).
Une fuite désespérée
Les fuyards font également face à une difficulté majeure. Pour emprisonner les Espagnols dans Mexico - située sur une île - les Aztèques avaient soustraits ou démolis tous les ponts. Cortés, avisé, avait fait construire un pont mobile pour franchir les sept points stratégiques de la digue de l’ouest. Cependant, dans la confusion générale, l’ouvrage glissa et s’enfonça dans la vase. La fuite devint l’unique chance de salut. Ceux qui regagnèrent la forteresse furent exécutés le lendemain.
« Les autres fuient comme ils peuvent, en nageant, en se cachant, en prenant les armes des morts, leurs boucliers, leurs casques, leurs armures (…) Pour traverser les sections de la chaussée, il faut attendre qu’elles se remplissent des corps des soldats abattus. C’est en marchant sur les cadavres que l’on peut passer d’un côté à l’autre » (Christian Duverger, Cortès, Fayard, 2001)
La cupidité des Espagnols leur a également été fatale. Dans leur retraite précipitée, les fugitifs n’oublièrent toutefois pas d’emporter le « trésor » ; un tribut de guerre matérialisé sous forme de grandes quantités d’or. Ainsi, lourdement chargés, lorsqu’ils chutèrent dans la lagune, ils furent entrainés directement par le fond et moururent noyés. Paradoxe saisissant, les lingots d’or causèrent leur perte. En outre, le bilan est lourd. De 400 à 600 Espagnols périrent, ainsi que 4 000 auxiliaires indiens. L’Histoire retiendra le cliché célèbre de Cortès se lamentant le lendemain au petit jour au pied d’un ahuehuete - gigantesque arbre local - les larmes coulant le long de son visage défait. Il aura perdu 80 chevaux, près de la moitié de ses hommes… et une grande partie de son butin.
La bataille de Mexico
Le 30 mai 1521 débute le siège de Tenochtitlan. Cortès, après s’être fait encerclé dans la capitale aztèque un an plus tôt, va, à son tour, enfermer son adversaire à l’intérieur de la métropole insulaire. Il tient peut-être là sa revanche.
« Le plan du siège consistait à bloquer toute entrée de vivres aux assiégés, leur couper l’eau, et avancer par les chaussées jusqu’au centre de la cité » (Antonio Gutierrez Escudero, Pedro de Alvadaro, el conquistador del pais de los quetzales, Anaya, 1988)
Le blocus naval est mortellement efficace. La famine s’installe. Les Mexicains, impuissants, meurent de soif. Frappés de plein fouet par les maladies – dysenteries et fièvres – les combattants aztèques tombent par milliers, parfois même sans combattre. C’est un carnage. Pourtant, les défenseurs ne faiblissent pas - leur détermination semble inébranlable. De violents affrontements ont lieu à Tlatelolco, ville jumelle de Mexico et dernier carré de résistance. A terme cependant, l’étreinte exercée par les Espagnols et leurs alliés indiens devient trop forte.
L’empire aztèque s’effondre
Le 13 août 1521, Cuauhtémoc, le nouveau souverain aztèque, capitule. Les Aztèques déplorent 100 000 morts lors de la bataille finale. La guerre est finie. Les Nahua, héritiers de trois mille ans de culture, perdent définitivement le pouvoir au Mexique. L’année suivante, Cortés est fait « gouverneur, capitaine général, et grand justicier civil et criminel de toute la terre et de toutes les provinces de la Nouvelle-Espagne » par Charles Quint. Le pays restera une colonie espagnole jusqu’en 1821.
Jérémie Dardy
Pour aller plus loin
Bartolome Bennassar, Cortes, le conquérant de l’impossible, Editions Payot et Rivages, 2001
Bernal Diaz del Castillo, History of the Conquest of New Spain, University of New Mexico Press, 2008
Christian Duverger, Cortes, Fayard, 2001
Charles Gibson, Los aztecas bajo el dominio espanol 1519-1810, siglo XXI, 1967
Antonio Gutierrez Escudero, Pedro de Alvadaro, el conquistador del pais de los quetzales, Anaya, 1988
Jacques Heers, La ruée vers l’Amérique, le mirage et les fièvres, Editions complexe, 1992
Paul Hosotte, La noche triste (1520), la dernière victoire du Peuple du Soleil, Economica, 1993
Alan Knight, Mexico From the beginning to the spanish conquest, Cambridge University Press, 2002
Oscar Mazin, Carmen Val Julian, En torno a la Conquista, Ellipses, 1995
Michael C. Meyer, William H. Beezley, Mexico, Oxford University Press, 2000
Philip L. Russel, The history of Mexico, 1519-1521, Almena, 2004
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