Penser la crise des migrants au-delà des arguments traditionnels

Les discours holistiques sur les migrants (qu’ils leur soient hostiles ou favorables) sont-ils intrinsèquement légitimes ? Dès son départ le débat est structuré par un axe binaire, qui oriente les positions sur des alternatives pauvres : pour/contre ; ouverture/fermeture ; humanisme/racisme ; valeurs de l’Europe/danger les concernant…  Pour autant, est-on condamnés à végéter éternellement dans ce marais polémique ? 


Au-delà des chiffres et des statistiques mobilisables, que peut-on avancer de substantiel, de concret ? Est-il envisageable de dégager de nouvelles voies de réflexion efficientes ? La réponse est oui. Avant tout, il serait utile de prendre conscience de ce qui nous conditionne, chacun, en amont de nos réflexions. Qu’est-ce qui pense en moi, qu’est-ce qui agit dans ma conscience lorsque je suis confronté à la question des migrants, à la crise des réfugiés ?  D’où me viennent mes idées, mes réactions épidermiques ? Est-ce que je les évalue véritablement avant de les médiatiser ? Est-ce que je PENSE ce que je couve… est-ce que je réfléchis véritablement, ou bien est-ce que je m’abandonne à ma pente ? Ces questions propédeutiques sont nécessaires pour qui entend, sérieusement, apporter sa contribution singulière au sujet.

 

Evaluer sa propre sincérité

 

En premier lieu, il serait utile de se poser la question de la sincérité : quel est mon degré ordinaire de mauvaise foi vis-à-vis de l’opinion d’autrui ? Suis-je en mesure d’accueillir (tout commence là) l’opinion qui me dérange, me contredit, me défie ? Oui, l’accueil d’autrui commence ici, bien en amont de la géopolitique. Suis-je en mesure, au quotidien, de me serrer, de faire de la place chez moi pour l’autre, celui qui surgit soudain et d’où qu’il vienne (intellectuellement, politiquement). Il ne s’agit pas, bien entendu, d’adhérer aux opinions de chacun sans ne rien distinguer, mais tout simplement de savoir si nous sommes réellement en mesure de PRENDRE EN COMPTE ce que l’on nous dit avec conviction. Puis-je interagir avec mon contradicteur, maîtriser mon ego et m’accroître de ce qui est vrai au sein de son discours (comme l’enseignait le regretté Ollé-Laprune) ? Pour la plupart d’entre nous, la réponse est naturellement non. Nous n’en sommes pas capables. L’erreur est ici, par-delà notre opinion, et quel que soit son degré de validité intellectuelle ; si ce que je dis provient de mon égotisme, mon discours porte déjà la marque de l’erreur.


La question du narcissisme se pose d’emblée pour toute conscience qui prétend se confronter aux opinions extérieures. Dans le contexte de la polémique autour des migrants, il est capital de considérer notre rapport à l’épicentre du débat : est-ce que je saisis le migrant comme un sujet, ou un objet de discussion ? Ici, la nuance semble vaporeuse. Elle est pourtant capitale : un "sujet" de discussion me  place dans une posture de service, de complément, d’utilité. A l’inverse, un "objet" de discussion implique ma propre prééminence, ma centralité : c’est moi qui suis alors le sujet. Dans cette seconde perspective, le drame des migrants n’est plus que le faire-valoir de mon moi, un exercice sur lequel je m’appuie pour perfectionner ma dialectique et mon positionnement mondain (on pense ici à de nombreux intellectuels français). Comment, dès lors, maintenir la question des migrants à la place centrale qui est la sienne ? Avant tout en prenant soin de poser nos réflexions sous la forme de questionnements progressifs, et en essayant de dégager les « équations qui se posent », les dilemmes à résoudre.

Exemple : comment accueillir des dizaines de milliers de personnes dans le contexte du chômage de masse, de l’insécurité culturelle, sans provoquer d' "appel d'air" et risquer de briser la structure déjà endommagée de l'Etat providence ? Quelles voies peuvent être ouvertes, au-delà du tout ou rien ? Quels types de coordinations nouvelles entre les Etats-membres de l’Union Européenne peuvent être initiés ? Est-il possible d'imaginer une plate-forme de mécénat polymorphe qui bénéficierait aux uns comme aux autres? On le remarque immédiatement : ce que nous sommes appelés à mobiliser en premier lieu, c’est notre imagination, que l’on associera ensuite aux données concrètes du sujet. Une réflexion qui nous pousse à explorer loin en nous, jusqu’à notre fibre artistique, celle où repose justement le génie. Se contenter de postulats tels que "L’immigration est naturellement bonne pour l’économie" ou bien "L’immigration vole les emplois des nationaux", voici l’aveu d’un renoncement à la pensée concrète... Celle qui mobilise les couches les plus internes de notre appareil réflexif et qui, toujours, nous permet de résoudre les équations de notre époque.

 

L’honneur intellectuel

 

Suis-je un être pour qui l’honneur intellectuel signifie quelque chose ? Un être capable d’accueillir virilement l’opinion du contradicteur en l’affrontant de face, sans utiliser de stratagèmes faciles (diabolisation morale de principe, évaluation d’une idée en fonction de l’étiquette de son émetteur)? Ici, on pense à la tentation mécaniste d’invoquer le "racisme" de l’autre pour imposer notre "solution". S’il faut vraiment parler de racisme, on pourrait facilement le débusquer dans cette attitude qui consiste à assimiler le migrant à un bon sauvage qui nous éduquera par son exotisme (altérité) sympathique. L’honneur intellectuel passe par l’attention envers "ce qui est dit" plutôt que pour "celui qui dit". L’accueil du contradicteur est cependant primordial. A partir de là, les idées peuvent être formulées. C’est l’apanage des grands esprits que d’avoir le courage d’admirer leurs adversaires idéologiques : on pense spontanément à Albert Camus, qui ne s’interdisait pas d’évoquer le génie réactionnaire de De Maistre… ou à Stéphane Hessel, lequel savait citer Bernanos, parangon du conservatisme français. La question des migrants a besoin de l’apport régulé de la réflexion de tous, et non du seul concours de tel ou tel bord politique, dispensateur d’une "Révélation" définitive. 


Il existe un abîme entre la fierté et l’honneur : celui qui est fier est ordinairement dépourvu d’honneur. Qu’est-ce à dire ? Lorsque je m’obstine à défendre mon point de vue pour conserver la face en public, je perds du même coup l’honneur, cette faculté de subordonner ma personne à une cause noble, quitte à en souffrir devant tous. Je campe sur mes positions, je refuse de migrer vers. Trop souvent, on assimile le jeune homme grave et impétueux à l’homme d’honneur, alors qu’il est simplement fier, terrorisé à l’idée de paraître défaillant. C’est le cas, par exemple, de beaucoup de jeunes hommes issus des cités : confondant honneur et fierté, ils se condamnent à des situations pénibles, où rien ne saurait les faire bouger d’un iota ; ils deviennent dès lors très durs, obtus, mais surtout très malheureux. A l’autre extrémité du spectre comportemental, le jeune blanc occidental est trop souvent dépourvu d’honneur ET de fierté. Il végète comme un molusque sans morale, sinon celle des médias mainstream et de la culture pop. C’est une fiotte.


Bien entendu, la vertu d’honneur, dans le contexte des débats médiatiques, ne se manifeste presque jamais. Celui qui est capable, face à une réfutation adverse, d’en reconnaître la pertinence et de consentir à modifier son point de vue, voici l’homme d’honneur. C’est d’ailleurs lui qui est, dans l’absolu, le plus proche de la vérité : non pas tant celui qui énonce la vérité, que celui qui s’y soumet. Le paradoxe est saisissant : celui qui dit juste peut être plus éloigné du vrai que celui qui avait tort, mais qui opère une metanoia (renversement profond) face à la vérité. Il manifeste son humilité devant ce qui le dépasse. Effectivement : la vérité est bien autre chose que l’exactitude. 

 

Une question de civilisation

 


La question des migrants a cette vertu de nous forcer à nous interroger sur notre identité collective. Qu’est-ce qu’être européen ? Qu’est-ce que l’Europe ? Comment faire Europe ? Nous parviendrons à résoudre le défi présent en nous retrouvant nous-mêmes, en redevenant nous-mêmes. L’Europe est effectivement terre d’accueil, dans le même temps qu’elle est processus de laïcisation, de dé-patriarcalisation des masses. Si elle n’est plus en mesure de produire ces conversions chez ceux qui la rejoignent, alors il est effectivement très inquiétant de leur laisser porte ouverte. L’histoire immédiate nous inciterait à une prudence extrême, étant donné les ratés patents de l’intégration à sa chair. Hier, les diverses vagues de migrants se sont parfaitement intégrées à la France, notamment, parce que ses ressortissant croyaient en la force et aux valeurs de leur pays. De nos jours, ce n’est plus du tout le cas. Il est donc ici trop facile d’arguer que nous avons déjà accueilli de nombreuses masses de migrants au cours de l’histoire : ce fut possible en vertu d’une foi très forte en notre civilisation. Est-on aujourd’hui prêts à renouer avec cette tradition d’esprit ? La question se pose ici à la gauche de l’échiquier politique.

 

Avant d’être éventuellement "islamophobe", la France est tout simplement très malheureuse, tant on lui dit qu’elle doit détester ce qu’elle est devenue» (Claude Askolovitch, Causeur, octobre 2013)

 

 Face à la crise, quel visage présenterons-nous au monde?

 

Sommes-nous condamnés à congédier l’espérance et la foi en notre force collective ? C’est aussi le péché des partis populistes, qui chutent dans un positivisme du fait plus consternant que celui des matérialistes d’antan (pas assez de travail, pas assez de logements pour tous… voyez, c’est écrit sur le papier) ; si l’on considère, dans le même souffle, leur invocation de l’identité chrétienne de l’Europe, leur foi prétendue en Christ (et au miracle de la multiplication des pains), nous sombrons alors dans la contradiction la plus complète. Les droites populistes athéisent en clamant comme des pharisiens leur scepticisme devant les miracles de l’amour. Car en effet : c’est justement en vertu de son identité foncièrement chrétienne que l’Europe se doit d’accueillir tant de migrants d’origine musulmane. Par-delà nos opinions métaphysiques, que l’on croit ou non en un Dieu, nous parviendrons au miracle de l’accueil en redécouvrant les racines spirituelles de l’Europe. Stéphane Hessel ne croyait pas si bien dire lorsqu’il avertissait :

 

Il faut une foi en l’improbable"

 

C'est en retrouvant foi en nous-mêmes, en notre grande civilisation si souvent raillée,  que nous saurons accueillir ceux qui nous demandent l'aide... et, plus profondément, ceux qui veulent rejoindre notre famille. Nous devons réapprendre à faire des Européens, et pour ce faire, réapprendre à nous aimer nous-mêmes. Autrement, autant rétablir de suite les miradors et les barbelés.

 

Pierre-André Bizien 

 

 

 

 


 

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