Du fait de sa forme de mer fermée et de par sa position de carrefour entre l'Europe, l'Afrique et l'Asie, la mer Méditerranée occupe une position stratégique singulière. De l'Antiquité au Moyen-Âge, de nombreuses puissances telles que les cités grecques et l'empire Perse, Rome et Carthage ou encore les royaumes chrétiens et musulmans s'y sont affrontées pour tenter d'y établir leur hégémonie.
Malgré ces conflits, le commerce maritime était malgré tout florissant en Méditerranée. En effet, après une phase de léthargie provoquée par la chute de l'Empire romain et la conquête Arabe, ce grand commerce connaît une nouvelle vigueur à partir du XIIe siècle. Sous l'impulsion des marchands italiens, les échanges avec le Levant s'intensifient et font la richesse de cités-États telles que Gênes et Venise.
Néanmoins, à la fin du XVe siècle, la découverte du « Nouveau Monde » provoque un recentrage progressif du commerce international en direction de l'Océan atlantique. L'essor de la mondialisation amorce ainsi le déclin du commerce levantin dans les échanges du Vieux Continent avec l'étranger. Cependant, alors que les rivalités coloniales font rage en Amérique et en Asie, la mer Méditerranée est le théâtre d'affrontements majeurs qui révèlent la persistance du caractère stratégique de cet espace maritime.
Les enjeux de l'établissement d'une hégémonie navale en Méditerranée :
Si la découverte de l'Amérique a permis l'essor d'un « système monde », l'ouverture de nouvelles voies de navigation n'a pas mis fin aux échanges entre l'Europe et les Échelles du Levant. Ce commerce était encore florissant parce que les comptoirs ottomans fournissaient des produits rares de grande qualité. Par ailleurs, si les épices et la soie étaient prisées des Européens, ces derniers procuraient aux marchés levantins de la monnaie en or et en argent, des produits textiles et divers objets manufacturés. Soucieuses de préserver ce commerce des atteintes de leurs rivaux ou des pirates, les grandes puissances aspiraient à établir une forme de prépondérance navale en Méditerranée.
À une époque où se développaient les thèses mercantilistes, l'instauration d'une thalassocratie en Méditerranée trouvait des justifications économiques. Le contrôle des principales voies d'accès au Levant permettait de concurrencer, voire d'étouffer les activités commerciales des puissances rivales. Cette véritable guerre économique admettait l'usage de la force à l'encontre des navires marchands ennemis. Sous couvert d'actes de piraterie, nombre d'entre-eux étaient coulés ou capturés.
Du XVIe au XVIIIe siècle, la protection des intérêts économiques était un objectif de première importance pour les grandes puissances. Toutefois, des desseins politiques et religieux expliquaient aussi leurs luttes en mer Méditerranée. Même si les États européens et l'Empire ottoman établissaient des relations commerciales, ces rapports marchands n'excluaient pas des phases de confrontation. Les deux sièges de Vienne (1529 et 1683) ainsi que la bataille navale de Lépante en 1571 illustrent la persistance d'une fracture religieuse et culturelle entre l'Europe et l'Orient.
Ainsi, aux XVIe et XVIIe siècles, la dynastie des Habsbourg et la République de Venise s'imposent aux côtés de la papauté dans le rôle de « bras armé » de la chrétienté. En effet, l'expansion ottomane dans les Balkans et en mer Égée menaçait les possessions territoriales de ces puissances. Quant aux pirates barbaresques, ils généraient une forte insécurité maritime. Ainsi, en 1602, les consuls de la ville de Marseille sont obligés de réclamer des secours au roi Henri IV en raison des attaques de navires et des razzias sur le territoire de la cité :
« Les courses et ravages que ceste pauvre ville souffre des Turcz viennent principalement du costé de Barbarie […] Lesd. Courses et ravages des Turcz ne sont pas seullement sur les vaisseaux et marchandises de voz subjectz, mais que pis est sur les jeunes hommes et petitz infans qu'ils contraignent et forcent par des cruautés inouyes, vrayment barbares, à renoncer au Christianisme au grand scandalle de toute la Chrestienté ».
Cependant, la volonté d'imposer une hégémonie maritime en Méditerranée s'expliquait aussi par des rivalités entre puissances européennes. Effectivement, à la tête du Saint-Empire et du royaume d'Espagne, les Habsbourg souhaitaient imposer leur domination en Europe. Dans ces conditions, la puissante flotte espagnole devait permettre de combattre non seulement les Ottomans mais aussi des puissances rivales à l'instar de la France ou de la Hollande.
Du XVIe au XVIIe siècle, les Habsbourg sont confrontés à une intense concurrence commerciale des Provinces-Unies et aux ambitions politiques des souverains français. Malgré sa puissance navale, l'Espagne ne parvient pas à imposer sa suprématie aux autres puissances européennes. Bien au contraire, son affaiblissement à l'issue de la Guerre de Trente Ans (1618 – 1648), marque la fin de son « siècle d'or ». Ce tournant géopolitique marque l'ère de la prépondérance de la France en Europe et celle d'un long conflit qui va l'opposer à l'Angleterre jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
Le déploiement des forces maritimes dans l'espace méditerranéen :
Les Temps modernes se caractérisent par l'essor de véritables marines d'État en Méditerranée. Effectivement, naguère les flottes de guerre déployées dans cet espace maritime étaient surtout composées de navires marchands réquisitionnés et armés pour l'occasion. C'est au moment de la bataille de Lépante, le 7 octobre 1571, que les Européens ont pris conscience de l'utilité de navires conçus spécifiquement pour le combat en Méditerranée. Lors de cette bataille, les six galéasses déployées par Venise jouèrent un rôle crucial dans la victoire de la Sainte Ligue contre les navires de la Sublime Porte.
Ces véritables « citadelles de la mer » permettaient de détruire au canon les navires ennemis avec une grande facilité. À l'inverse, les techniques traditionnelles de combat se révélaient obsolètes. Celles-ci consistaient à fracasser un rang de rame d'une galère adverse pour ensuite l'éperonner ou la prendre d'assaut avec des fantassins. Par ailleurs, la guerre livrée entre l'Empire ottoman et les puissances chrétiennes démontrait que la réquisition de navires civils avait des limites car elle perturbait le commerce.
La mise en place de flottes de guerre spécialisées en Méditerranée nécessitait la construction de ports et d'arsenaux militaires. Ceux-ci s'inspiraient des infrastructures construites par Venise dans le courant du XIVe siècle. Par exemple, dans le royaume de France, le port de Toulon fut doté dès 1514 de la Tour royale, un ouvrage destiné à protéger la rade des intrusions ennemies. De même, la construction de l'arsenal militaire fut initiée par Colbert pour accueillir et armer les navires de haut bord. Le Secrétaire d'État à la Marine fit également réaménager l'arsenal de Marseille qui accueillait les galères de la flotte du Levant.
Cependant, pour les puissances qui possédaient des flottes composées de voiliers, un personnel plus qualifié que celui des galères était nécessaire pour faire fonctionner ces bâtiments. En effet, alors que le personnel présent sur les galères était surtout composé de prisonniers, les marines d'État réquisitionnaient « des gens de mer » et faisaient appel à des volontaires soldés. En outre, les États formaient désormais leurs officiers dans des écoles de marine.
Ces évolutions ne concernaient pas uniquement les pays européens car l'Empire ottoman mettait aussi en œuvre une politique de modernisation de sa marine de guerre. La Sublime Porte débauchait des spécialistes européens et utilisait le savoir-faire technique des « chrétiens d'Allah ». Ainsi, après la bataille de Lépante, les califes ont doté leur flotte de navires comparables aux galéasses vénitiennes. Ainsi la Méditerranée était aussi le théâtre d'une véritable course à l'armement.
Pourtant, le déploiement des marines d'État en Méditerranée n'a pas mis fin à la « guerre de course ». En effet, si les marines de guerre étaient puissantes, leur déploiement sur un théâtre d'opération pouvait prendre du temps. Dans ces conditions, les corsaires étaient autorisés à s'en prendre aux navires adverses qu'ils soient civils ou militaires.
En réalité, la guerre de course constituait un moyen de lutte asymétrique pour les États qui y avaient recours. Elle permettait de désorganiser en profondeur et avec une certaine flexibilité le trafic marchand et le ravitaillement des États adverses.
De surcroît, elle permettait de concentrer les forces conventionnelles des flottes de guerre vers des objectifs spécifiques. À cet égard, lors de la guerre de Succession d'Autriche (1740 - 1748), l'attaque de la tartane française Saint-Jean Baptiste, illustre les capacités de nuisance des corsaires en Méditerranée :
« Le 8 juillet [1742], un vaisseau portant pavillon d'Angleterre, qu'on disoit estre dans le port de Cadaquès, l'a prise dans le port de Palamos en Espagne après avoir tiré sur elle plusieurs coups de canon, et fait plusieurs décharges de mousqueterie, ce qui a obligé le patron et son équipage de se sauver en terre et d'abandonner le bâtiment et la cargaison, même leurs hardes, n'ayant pu emporter ny marchandise ni aucun papiers. Une bordée de canon à boulets, la chaloupe et le canot du bâtiment s'approchent, et luy ayant demandé qui ils étoient, ils n'eurent pour toute réponse que 3 décharges de fusils à bale de 80 hommes ou environ qui montaient lesdites chaloupes et canot ; rentré dans le port de Palamos où ils croyaient estre en seuretté, un des consuls ou regidors de lad. ville portant son chaperon vint à son bord et luy déclara qu'il ne voulait point qu'il restat dans le port, où il auroit peu estre à l'abry du canon, ce qui l'obligea de sortir du port et de se tenir au large […]. »
Du XVIe au XVIIIe siècles, le déploiement des forces navales en Méditerranée a nécessité la mise en œuvre, sur le long terme, de véritables politiques maritimes. Très onéreuses, du fait de la construction des infrastructures, des navires et du recrutement du personnel, celles-ci exigeaient un effort financier important de la part des États. Cela explique pourquoi le recours à la guerre de course s'est maintenu jusqu'au début du XIXe siècle comme un instrument pouvant pallier aux insuffisances de certaines flottes de guerre.
Les conflits maritimes en Méditerranée, un reflet des crises européennes :
L'historiographie traditionnelle distingue les conflits maritimes européens en les découpant en trois périodes. Durant ces phases, la guerre navale en Méditerranée change de nature, à cause des acteurs qui y prennent part, mais aussi en raison des motifs qui les poussent à entrer en conflit.
Englobant l'ensemble du XVIe siècle jusqu'en 1659, la première période de lutte se caractérise par les combats successifs menés par la monarchie espagnole contre les Ottomans, les Hollandais, les Anglais et les Français.
La seconde phase de conflits maritimes s'étend des années 1650 jusqu'en 1679. Elle est marquée par trois guerres anglo-hollandaises ainsi que par une guerre entre la France et les Provinces-Unies. Au cours de cette période, la puissance maritime batave qui s'était affirmée du XVIe siècle jusqu'au mitan du XVIIe siècle décline au profit de la France et de l'Angleterre. Par ailleurs, cette époque sonne aussi le crépuscule de la thalassocratie vénitienne. La « Sérénissime » est exangue après une résistance acharnée contre les Ottomans lors des guerres de Candie (1645-1669) et de Morée (1684-1698). Enfin, le XVIIIe siècle est aussi marqué par les rivalités franco-anglaises qui s'achèvent au profit d'Albion dans les décombres du Premier Empire.
Dans le cadre de ces conflits, la Méditerranée a été touchée par ces rivalités entre puissances européennes. En réalité, s'il existait des conflits exclusivement méditerranéens de part leurs causes, et la localisation des puissances impliquées, à l'heure du « système-monde » des puissances extra-méditerranéennes portaient la lutte contre leurs adversaires partout où elles pouvaient s'attaquer à leurs intérêts vitaux. Il n'est donc pas étonnant que la Hollande ou l'Angleterre aient livré bataille contre les couronnes d'Espagne et de France dans cet espace maritime.
En outre, d'un point de vue stratégique, cette mer fermée était dotée de voies d'accès incontournables qui facilitait l'interception des navires ennemis. Ainsi, la maîtrise des détroits de Gibraltar, des Dardanelles et du Bosphore permettait de contrôler les passages entre la mer Méditerranée, l'océan Atlantique et la mer Noire.
Par ailleurs, la projection des flottes de guerre en Méditerranée nécessitait des points d'appuis pour se ravitailler, effectuer des réparations ou se protéger du mauvais temps et des vaisseaux adverses. Dans ces conditions, certaines îles telles que les Baléares, la Sicile, Malte ou Chypre constituaient des sites stratégiques en raison de leur proximité géographique avec les principales voies maritimes de Méditerranée.
Ainsi, l'île de Minorque conquise par la Royal Navy en 1708 au moment de la Guerre de Succession d'Espagne fut âprement disputée aux Britanniques par les Français de la Guerre de Sept Ans (1756-1763) jusqu' aux Guerres de la Révolution Française. Ce territoire insulaire fut donc assiégé et pris à plusieurs reprises avant d'être définitivement rétrocédé à l'Espagne en 1802 au moment de la conclusion du traité d'Amiens.
À cet égard, le témoignage de l'ingénieur anglais John Armstrong, envoyé sur l'île en 1738, nous éclaire sur l'importance militaire jouée par ce territoire insulaire en Méditerranée. À la veille de l'offensive française de 1756, le Britannique tentait d'attirer l'attention de son gouvernement sur le caractère stratégique de cette île à travers la publication d'un opuscule rédigé sous un nom d'emprunt :
« En faut-il d'avantage, Milord, pour faire sentir l'importance de l'île de Minorque et la nécessité de déjouer les projets que les Français forment sur elle. Si nous l'abandonnons, elle devient pour eux la source de richesses intarissables, un boulevard qui les rendra redoutables dans toute la Méditerranée […] Nous ne préviendrons des revers si flétrissants pour notre nation, qu'en faisant partir au plus tôt de nos ports une escadre assez forte pour empêcher la descente des Français. Cette descente une fois faite, je doute que toutes les escadres réunies puissent les forcer à lâcher prise ».
Si au cours des Temps modernes, la guerre navale a connu d'importantes mutations, l'utilisation des flottes de guerre fut pourtant rarement décisive en Méditerranée sans un usage parallèle des armées terrestres. À cet égard, l'exemple de la bataille de Lépante illustre le cas d'une grande victoire navale qui ne fut pas exploitée sur le plan stratégique. Effectivement, les puissances de la Sainte Ligue et notamment Venise refusèrent de profiter de la destruction de la flotte ottomane pour tenter un débarquement dans les Dardanelles. Bien que cette victoire navale a permis de stopper la progression ottomane en Méditerranée occidentale, la Sublime Porte conservait un immense empire.
Par ailleurs, la construction et l'entretien des vaisseaux de guerre étant coûteux, nombre de puissances évitaient d'engager leurs flottes dans de grandes batailles navales. En fait, elles ne souhaitaient pas risquer un élément décisif de leur capacité de projection en territoire extérieur. Ainsi, on préférait leur assigner des objectifs plus limités tels que l'attaque de convois, la mise en place de blocus maritimes ou encore la destruction de navires isolés.
Par conséquent, dans certaines conditions la perte d'une flotte pouvait paralyser les opérations menées par des forces terrestres en territoire étranger. Lors de la campagne d'Égypte (1798 - 1801), la destruction de la flotte française basée à Aboukir empêche le général Bonaparte d'interrompre le commerce britannique avec le Levant. Isolé sans avoir la possibilité d'obtenir des renforts, le corps expéditionnaire français était donc voué à une lutte désespérée contre ses adversaires britanniques et ottomans.
Survenue le 21 octobre 1805, la bataille de Trafalgar constitue un exemple manifeste d'une victoire navale de portée stratégique en Méditerranée. En effet, la destruction au large de Gibraltar de la flotte commandée par l'Amiral Villeneuve a fortement influencé la politique extérieure de Napoléon. Privé de marine, le Premier Empire ne pouvait plus lutter contre l'Angleterre sur les mers. La mise en place du Blocus continental à partir de 1806 constituait pour la France un moyen alternatif de neutraliser la puissance maritime de l'Angleterre. Pourtant, l'échec de cette stratégie sonne l'ère de la Pax britannica et d'une suprématie sans partage du Royaume-Uni sur les mers.
Malgré l'expansion européenne vers le « Nouveau Monde », la Méditerranée n'a pas perdu de son importance sur le plan géostratégique. Toutefois, cet espace est désormais intégré à un système global qui en fait un des théâtres où se cristallisent les rapports de force entre les grandes puissances. Les conflits armés du XVIIIe siècle illustrent bien cette situation car les rivalités franco-britanniques se sont exportées sur l'ensemble des mers du monde. Les affrontements maritimes en Méditerranée sont donc révélateurs des mutations décisives qui ont touché la puissance navale à l'Époque moderne. Le stratège américain Alfred T. Mahan (1840 - 1914) ne s'y est pas trompé en accordant dans ses études consacrées au « Sea Power » une place aussi importante aux combats survenus en Méditerranée qu'à ceux issus des rivalités coloniales.
Ce caractère stratégique de l'espace méditerranéen n'a eu de cesse de se renforcer au cours des XIXe et XXe siècles. En réalité, l'ouverture du canal de Suez et l'effondrement de l'Empire ottoman ont fait de la Méditerranée orientale un foyer majeur de conflits dont l'importance est toujours d'actualité.
Alexandre Depont
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