Comment lutter contre la corruption aux Comores? Nous avons interrogé Nassur Oumouri, spécialiste en économie solidaire, et recueilli quelques pistes originales, fort intéressantes.
Milkipress – Comment et pourquoi distinguer la corruption comorienne des autres corruptions africaines ?
Nassur Oumouri - En premier lieu, il faut marteler que la corruption aux Comores est hyper-protéiforme : il n’y a pas une corruption au singulier, mais tout un dégradé d’attitudes et de pratiques qui excèdent le terme corruption en le débordant de toutes parts. Je précise cela pour bien montrer qu’une lutte anti-corruption efficace aux Comores devra nécessairement dépasser la simple application de réformes politico-administratives. Les corruptions comoriennes constituent un fait social profond qui a fini par contaminer la culture et les traditions elles-mêmes. Dès lors, le combat anticorruption devra quasiment revêtir un aspect eschatologique !
Jusque-là, me direz-vous, on pourrait appliquer ce diagnostic à bien des pays africains. Mais ce qui fait la spécificité des corruptions comoriennes, c’est l’effet démultiplicateur lié à leur intégration sournoise dans la culture traditionnelle et le système d’entraide très développé des localités. De maigres contre-feux existent, comme la rigueur éthique musulmane locale, mais aussi l’esprit de bienveillance si particulier que l’on rencontre chez nous. Le problème étant que les mutations de la corruption comorienne génèrent des pratiques spécieuses, qui se mêlent aux structures d’entraide bienveillante et les pourrissent de l’intérieur. Le résultat est un taux de corruption plus élevé que presque partout ailleurs en Afrique, avec cette spécificité aggravante du caractère insulaire.
Milkipress – A ce sujet, vous avez beaucoup analysé le cas des tontines traditionnelles, faites pour soutenir de manière informelle le développement local par le système féodal
Nassur Oumouri – C’est plus complexe que cela. Au-delà d’une pratique illégale, la corruption aux Comores est une attitude, un être-au-monde, voire un mode de vie. Ses adeptes sont innombrables, ce n’est plus un problème de police à ce stade. Ces attitudes sont fréquemment inconscientes, et parfois même pratiquées avec la certitude d’agir droitement. Il y a même un langage très maladroit véhiculé par certains malfaisants pour légitimer les pratiques du vol : « voler sur son lieu de travail n’est pas une faute en soi »
Milkipress – Pouvez-vous lister quelques solutions que vous proposez contre le phénomène ?
Nassur Oumouri – Création d’une institution tripartite nationale composée de hauts fonctionnaires, des représentants de la société civile et d’une section parlementaire dédiées à la surveillance comptable des administrations, processus de vérifications en plusieurs étapes, et par divers protagonistes, contrôle régulier de la déontologie des fonctionnaires en question, sensibilisation répétée dès l’enfance de règles très claires contre le mensonge, la vénalité et la duplicité, confrontation immédiate dès les premières manifestations de malhonnêteté… La réponse, elle aussi, devra revêtir l’aspect d’une attitude collective.
Milkipress – Quel exemple de corruption vous a le plus marqué récemment ?
Nassur Oumouri – J’ai été particulièrement interpellé par l’affaire de l’Agid en 2022, le démantèlement d’un gigantesque réseau de racket fiscal à Moroni : des fonctionnaires soutiraient régulièrement de l’argent aux petits commerçants en leur servant des discours conciliants-intimidants… La pratique était telle que les langues se sont déliées. Je ne peux pas non plus ignorer l’affaire Nazra qui a secoué le pays, à cause de l’implication de plusieurs personnalités politiques de haut rang.
Milkipress – Vous parlez dans votre étude contre la corruption de sept grands principes directeurs…
Nassur Oumouri – Tout à fait : probité, intégrité, impartialité, dignité, neutralité, déontologie nationale, vigilance citoyenne. Lus de loin, ces mots pourraient paraître des coquilles vides. En revanche, s’ils sont enseignés depuis l’école, chacun dans ses nuances propres et philosophiques, la moitié de la guerre contre la corruption sera gagnée en une génération (ou deux, si les facteurs de pauvreté s’accroissent).
Autre mesure importante dans cette guerre, la saisie des biens publics mal acquis par les hommes politiques et les personnalités influentes du pays. Rien ne justifie les inégalités sociales criantes observées entre les politiques et les autres comoriens. C’est un phénomène qui mérite l’ouverture d’enquêtes.
Milkipress – Vous sous-entendez que la réduction du taux de corruption aux Comores dépendra du taux de croissance économique ?
Nassur Oumouri – Dans une certaine mesure, oui, mais sans corrélation mathématique absolue. L’équation ne sera jamais résolue sans sécurisation et optimisation des recettes publiques. La justice se doit d’être irréprochable dans ce processus : or aux Comores, la pesanteur joue étrangement sur les deux plateaux de la balance…
Milkipress – Dès lors l’urgence est le développement économique, qui lui-même est conditionné par la réduction de la corruption. C’est le serpent qui se mord la queue !
Nassur Oumouri – Si l’on considère les faits d’un point de vue pessimiste, oui. Mais soyons plus réalistes : tous les efforts visant à l’amélioration du niveau de vie des populations comoriennes sont imbriqués, et influent positivement les uns sur les autres. Plus l’équation est complexe, plus elle est passionnante. C’est la manière dépitée dont on aborde ces problèmes qui pèse sur leur résolution : attaquez-vous à eux avec gourmandise, enthousiasme, et vous serez plus effectif.
Milkipress – Tout ne serait qu’une affaire de volontarisme ?
Nassur Oumouri - Le développement d’un pays ne se décrète pas d’un coup de poing sur la table. D’ambitieux engagements productivistes et un appel répété aux investisseurs étrangers ne suffiront jamais à produire l’alchimie nécessaire de l’enrichissement national. Il suffit de regarder les résultats actuels de la politique comorienne, basée sur cette féérie. L’AFD, le fonds saoudien, le FMI, la banque mondiale, l’UA et l’UE maintiennent le pays sous transfusion depuis des décennies.
Milkipress - Mais ces appels aux investisseurs sont pourtant nécessaires !
Nassur Oumouri – Tout à fait, mais ils doivent être intégrés à une stratégie économique bien plus complexe que cela. La lutte effective contre la corruption est l’un des premiers préalables, c’est autrement plus difficile à faire que d’en appeler aux grandes intentions industrielles sur le papier.
Il faut réformer progressivement l’appareil administratif, rendre plus attractif le code de l’investissement, contrôler les usages tacites dans les ministères et les bâtiments publics ; désenclavement du territoire, facilitation de la circulation quotidienne des populations entre nos îles; mise en place des filières d’excellence éducative, un bon système de formations supérieures grâce à des partenariats internationaux bien choisis ; mécanisation judicieuse du secteur primaire en favorisant les processus écologiques, les énergies propres, développement de l’instinct entrepreneurial dans les cursus scolaires en développant des filières professionnelles infra et supra-bac; mise en place de plusieurs zones d’activités économiques multisectorielles à Ngazidja, Anjouan et Mohéli ; arrestation et jugement systématiquement des notables féodaux qui s’appuient sur leur influence pour écraser l’intérêt général au profit du clientélisme… L’appareil politique doit faire tout cela, et nous aurons une base intéressante à partir de laquelle il sera possible de parler de grands projets internationaux.
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