Au cours de l’Histoire, les Romains ont remporté de brillantes victoires mais ont aussi fait l’expérience de cinglantes défaites. Il en est ainsi des batailles de Cannes (216 av. J.-C.), de Carrhes (53 av. J.-C.) et de Teutobourg (an 9) qui figurent parmi leurs plus grands désastres militaires. Toutefois, malgré leur ampleur, ces échecs n’ont jamais été suffisants pour abattre la puissance romaine. Qu’en est-il de la défaite d’Andrinople ? Ce revers est-il responsable du déclin de Rome ou n’est-il que le reflet de causes plus profondes ?
Au IVe siècle, l’Empire romain est toujours le maître d’un immense territoire qui s’étend du Rhin au Danube, et des côtes de l’Afrique du Nord au Levant. Pourtant, au siècle précédent, cet ensemble a failli se disloquer sous les effets conjugués d’une forte instabilité politique, d’une crise économique et de menaces extérieures. Tandis qu’en Orient, Rome s’est heurté à l’Empire sassanide, les frontières rhénane et danubienne ont subi les assauts de peuples germaniques désireux de faire butin ou d’accaparer des terres. Si le péril que représente les « Barbares » germains n’est pas une nouveauté, en revanche, leur rassemblement au sein de vastes ligues a accru leur dangerosité. Il en est ainsi des confédérations des Alamans, des Francs et des Goths qui ont mis à rude épreuve la puissance militaire de Rome.
Originaires du sud de la mer Baltique, les Goths se sont installés au nord-ouest de la mer Noire au début du IIIe siècle. Parvenus aux marges du monde romain, ils effectuent des raids répétés en direction des Balkans et de l’Asie mineure. En 238, ils mènent leur première attaque d’envergure contre l’Empire et se révèlent comme des adversaires redoutables pour les Romains. En juin 251, décidé à se venger d’une incursion menée par le chef Kiva dans le sud des Balkans, l’empereur Dèce affronte les Goths en Mésie inférieure lors de la bataille d’Abrittus. Malheureusement, la confrontation tourne au désastre, et pour la première fois dans l’histoire de Rome, un empereur meurt au combat face aux Barbares. Pis encore, en 252, désireux de faire la paix avec les Goths, le nouvel empereur, Trébonien Galle, négocie leur retraite en échange du versement d’un tribut.
Sûrs de leur force, les Goths continuent leurs incursions les années suivantes. En 269, l’empereur Claude II les défait à Naissus mais il faut attendre le règne de Dioclétien (284 - 305) pour qu’à la suite d’une série de campagnes, les provinces danubiennes connaissent vingt-cinq années de paix. En réalité, les succès de Dioclétien sont dus tout autant à l’instauration de la Tétrarchie et à la mise en œuvre de réformes militaires, qu’aux luttes intestines qui ont affaibli les Barbares. En 332, les Goths sont battus par Constantin (306 - 337) et concluent un traité de fédération (foedus) aux termes duquel ils s’engagent à protéger l’Empire. Pour autant, cet accord ne concerne qu’une branche de ce peuple, les Thervingues, qui occupent l’ancienne province de Dacie. Quant aux Greuthunges, ils demeurent plus à l’est, sur un territoire situé au nord de la mer Noire.
Pendant trente ans, les Goths entretiennent des rapports cordiaux avec les Romains car ils se sentent redevables auprès de Constantin et de ses descendants. En 364, suite à la mort de Julien (361 - 363), puis de Jovien (363 - 364), Valentinien est proclamé empereur par ses troupes. Il nomme son frère Valens, empereur d’Orient, ce qui provoque la rébellion du général Procope. Ce dernier bénéficie alors du soutien de chefs goths tels qu’ Athanaric. Néanmoins, la défaite de Procope les laisse seuls face à la colère de Valens. En 367, l’empereur d’Orient repousse les Thervingues au-delà du Danube, et en 369, il ravage leur territoire. Cette stratégie de la « terre brûlée » les contraint à conclure un traité peu avantageux. Naguère habitués à recevoir des vivres et des subsides en contrepartie de leur fidélité, les Goths subissent un « embargo » qui vise à les punir de leur insurrection.
La « paix de Noviodunum » ne leur laisse donc que la possibilité de s’engager à titre individuel comme soldat dans l’armée régulière romaine ou de façon collective en tant que mercenaires. Lors des années qui précèdent la bataille d’Andrinople, les conditions matérielles des Thervingues sont d’autant plus difficiles que leur mode de vie s’est sensiblement modifié au contact des Romains. En 376, leur situation devient précaire à cause de l’irruption des Huns. En effet, terrorisés par ce peuple de cavaliers qui pratique un véritable « blitzkrieg », ils n’ont d’autre choix que de chercher asile dans l’Empire romain.
LES FÉDÉRÉS GOTHS FACE AUX ROMAINS : DE LA RÉVOLTE À LA GUERRE
Sous la pression des Huns, les Goths se regroupent sur les rives du Danube et réclament aux autorités romaines, le droit de s’installer dans l’Empire. Au moment où débute cette crise, l’empereur d’Orient est à Antioche pour préparer une campagne contre les Perses. D’abord hésitant, Valens voit dans cet afflux de réfugiés l’opportunité de recruter des combattants et de la main d’œuvre. Pour les Goths, l’attente est interminable ; en quelques semaines, ils sont plusieurs dizaines de milliers à espérer une réponse favorable de l’empereur. Quand celle-ci arrive, les autorités locales sont censées faire bon accueil aux Barbares. Elles doivent organiser le franchissement du Danube par les Thervingues puis les installer dans des zones peu peuplées où ils disposeront de terres. En attendant, le « dux » Maximus qui commande les troupes frontalières (limitanei) et Lupicinius, le « comes rei militaris » de la Thrace, doivent fournir des vivres aux réfugiés.
Outre le désordre qui accompagne le transfert des Goths d’une rive à l’autre du Danube, le volume de l’aide distribuée aux immigrés se révèle insuffisant pour nourrir un flot croissant d’hommes, de femmes et d’enfants. En fait, accentuées par l’éloignement de Valens, la corruption et l’incompétence des responsables locaux provoquent des tensions avec les dirigeants goths. Au début de l’année 377, quand Maximus et Lupicinius se décident à conduire les Thervingues vers leurs lieux d’installation, la situation leur échappe.
Au cours d’une étape à Marcianopolis, les Goths se révoltent car ils sont excédés par l’attitude des Romains. Ils sont particulièrement courroucés par le refus qui leur est opposé d’entrer en ville pour acheter de la nourriture. Les gardes chargés d’escorter les Barbares sont massacrés lorsqu’ils s’interposent pour les empêcher de pénétrer de force dans la cité. Pendant ce temps, Fritigern et les autres chefs thervingues banquettent dans Marcianopolis en compagnie de Lupicinius. Conscients que leur vie est menacée, ils rejoignent leurs hommes sous prétexte de les calmer.
Accueillis sous les clameurs de leur peuple, ils comprennent que cette mutinerie compromet leurs chances d’être accueillis dans l’Empire. Si l’on en croit l’historien Ammien Marcellin, la situation s’aggrave quand le comte Lupicinius leur livre bataille à la hâte :
« Lupicinius ramassa précipitamment quelques troupes, et, sans plan arrêté, marcha contre l'ennemi, dont il attendit la rencontre à neuf milles de la cité. Les barbares, qui voient à qui ils ont affaire, tombent tout à coup sur nos bataillons, heurtant du corps les boucliers, et perçant les hommes de leurs lances. Leur choc fut si terrible, que, tribuns et soldats, presque tout y périt. Ce corps y perdit ses enseignes, mais non son général, qui ne revint à lui-même que pour fuir pendant que l'on se battait, et qui regagna la ville à toute bride. Après ce premier succès, les ennemis, couverts d'armes romaines, se répandirent de tous côtés, ne trouvant plus d'opposition nulle part. » (Ammien Marcellin - Histoire de Rome, Livre XXXI – ch. 5)
À la suite de cette victoire, les troupes de Fritigern sont renforcées par le ralliement impromptu des contingents de mercenaires commandés par Sueridus et Colias. Initialement basés en Thrace à proximité d’Andrinople, ces hommes ont reçu l’ordre de faire mouvement en Mésopotamie pour éviter toute collusion avec les insurgés. Pourtant, en dépit des instructions de Valens, les magistrats d’Andrinople refusent de leur fournir les vivres et l’argent nécessaires à leur voyage. Agressés par la population locale qui les craint, ces combattants considèrent que les Romains ont rompu leurs engagements à leur égard. Dès lors, ils assiègent, sans succès, la cité puis s’adonnent au pillage des campagnes environnantes. Pour contrer cette menace, Valens confie aux généraux Traianus et Profiturus une partie des unités mobilisées pour affronter les Sassanides. Arrivés en Thrace, ils font l’erreur de chercher à attaquer le cœur des forces gothes sans détruire préalablement les bandes ennemies isolées.
À la fin de l’été 377, cette recherche d’une bataille décisive les conduit à poursuivre Fritigern jusqu’au delta du Danube où Richomer, « comes domesticorum » au service de Gratien, l‘empereur d’Occident, les rejoint avec des renforts. Retranchés au lieu dit des Saules, derrières leurs chariots faisant office de camp militaire, les Thervingues ont l’avantage du nombre. Ils finissent par accepter le combat qui se mue en un véritable carnage. Bien que les troupes impériales ne soient pas vaincues à l’issue de la bataille, elles subissent des pertes si terribles qu’ Ammien Marcellin considère que « l'avantage de rester maîtres du terrain fût par nous chèrement acheté » (op. cit. , Livre XXXI - ch. 7). Quant aux Goths, ils perdent de nombreux guerriers mais leur multitude les rend toujours aussi menaçants. En revanche, les Romains sont dorénavant incapables de défaire leurs opposants, ce qui les oblige à entamer une retraite jusqu’à Marcianopolis :
« Après ce désastreux engagement, les nôtres se replièrent sous les murs de Marcianopolis ; et les Goths qui, sans être poursuivis, avaient cherché refuge derrière leurs chariots, y restèrent sept jours entiers sans sortir ni donner signe de vie. Les Romains profitèrent de leur stupeur pour pousser le reste de ces bandes sans nombre dans les gorges de l'Hémus, dont nous fermâmes les issues par des levées de terre considérables. On espérait que ces masses compactes, resserrées ainsi entre l'Hister et une contrée déserte, et ne pouvant déboucher de nulle part, s'y consumeraient par la faim; tout ce qui peut servir à soutenir la vie ayant été transporté dans des places fortes, que, dans leur complète ignorance de l'art des sièges, les barbares n'avaient pas même encore eu l'idée d'attaquer. » (Ammien Marcellin, op. cit. Livre XXXI, ch. 8)
Ainsi, après avoir échoué à détruire les troupes de Fritigern, les Romains tentent de les réduire par la faim, en bloquant les cols des Balkans qui communiquent avec le sud de la Thrace. Toutefois, cette stratégie est mise en échec lorsque les Thervingues sollicitent des renforts auprès des Huns, des Alains et des Greuthunges. Quand il apprend l’arrivée de groupes de cavaliers très mobiles, le « magister equitum » Saturninus prend peur et retire ses hommes des massifs montagneux. Ayant de nouveau le champ libre pour piller, les Goths et leurs alliés mettent la région à feu et à sang.
Alors que Saturninus installe ses régiments dans leurs quartiers d’hivers, ils attaquent par surprise des unités d’élite à proximité de Dibaltum. Surpris, Barzimérès a juste le temps de mettre les « Cornuti » (auxiliaires palatins) et les « Scutarii » (cavaliers lourds) qu’il commande en ordre de bataille. Malgré une résistance acharnée, les soldats romains succombent sous le nombre de leurs adversaires qui les enveloppent avec leur cavalerie.
Après leur victoire, les Goths essayent de surprendre les forces de Frigeridus, le duc de Valérie, qui stationnent près de Béroé. Alerté par ses éclaireurs, il se replie vers l’ouest, en Illyrie en empruntant la vallée de l’Hebrus jusqu’au col de Succi. Au cours de cette retraite, Frigeridus tend un piège au chef Farnobe dont les cavaliers, des Greuthunges et des Taïfales sont exterminés à l’exception de quelques survivants. L’année 377 se conclue donc par un modeste succès qui préserve l’Occident de la fureur des Barbares. Cependant, la situation militaire en Thrace demeure incertaine. Le manque d’effectif aidant, les combattants romains n’ont pas été capables de vaincre les Goths en bataille rangée, ni de les isoler assez longtemps pour les affamer.
ANDRINOPLE, LE 9 AOÛT 378 : ANATOMIE D’UN DÉSASTRE
En 378, les Barbares continuent de ravager la Thrace en toute impunité. Pour mettre fin à cette situation, Gratien, l’empereur d’Occident, rassemble des forces pour secourir son oncle. Par malheur, les Alamans, informés des déboires de l’Empire en Orient, en profitent pour lancer des raids sur le Rhin. Pour contrer cette menace, Gratien est obligé d’organiser une campagne punitive qui ne s’achève qu’au printemps. Entre-temps, Valens quitte Antioche et s’installe dans sa villa de Melanthias, à proximité de Constantinople. Durant plusieurs semaines, il rassemble une armée mais le danger que représente les Perses l’oblige à maintenir des légions sur l’Euphrate. Malgré cette contrainte, l’empereur d’Orient dispose de 15000 hommes dont de nombreux vétérans.
Pendant l’été, pour préparer son offensive contre les Goths, Valens ordonne au général Sebastianus de les affaiblir. Bien renseigné, l’officier romain sait que les Goths ont établi deux camps, l’un au nord, à proximité du Danube, et l’autre à Béroé, sur la route qui mène à la « Pars Occidentalis ». À partir de ces bases, des groupes de pillards ratissent la Thrace et y rapportent le produit de leurs rapines. Pour les contrer, Sebastianus met sur pied un détachement de 2000 hommes dont la mobilité lui permet de surprendre et d’anéantir les bandes adverses. Efficace, cette stratégie de contre-guérilla contraint Fritigern et ses alliés à suspendre leurs razzias et à se rassembler à Cabyle, à cent kilomètres d’Andrinople :
« [...] Grâce aux abondantes ressources qu’elle [Andrinople] contenait en vivres, il [Sebastianus] put en sortir le lendemain sans bruit avec sa troupe repue et reposée ; et sur le soir du même jour il aperçut tout à coup les bandes dévastatrices des Goths sur les bords de l’Hèbre. Il s’avance alors pas à pas, profitant pour se couvrir de chaque buisson, de chaque mouvement du terrain ; et quand il juge la nuit assez noire, il fond sur les Goths sans leur laisser le temps de se rallier. Le carnage fut si grand, qu’il n’en échappa que le petit nombre qui put courir assez vite ; et le butin qu’on leur reprit fut si considérable, que la ville ni la campagne environnante ne suffisaient à le contenir. Fritigern fut consterné de ce désastre ; il voyait déjà le général qui savait frapper de tels coups attaquant un à un tous ses partis dispersés, pendant qu'ils ne songeaient qu'au pillage, et les détruisant jusqu'au dernier. Il donna donc rendez-vous à tout son monde près de Cabyle, et s'éloigna au plus vite à la recherche de campagnes découvertes, où il n'eût ni disette ni surprises à redouter. » (Ammien Marcellin, op. cit. Livre XXXI, ch.12)
Grisé par ce succès, Valens met son armée en marche avec l’intention d’en finir avec les Goths. Il sait également que Gratien, victorieux des Alamans, arrive d’Occident avec des renforts. Néanmoins, pour restaurer son image, l’empereur d’Orient estime qu’il doit vaincre les Barbares sans l’aide de son neveu. De leur côté, les Goths surveillent l’avancée des forces impériales. Loin d’être passif, Fritigern cherche à couper la route de Constantinople pour interrompre le ravitaillement des troupes de Valens. Au fait de cette manœuvre, l’empereur d’Orient tente de l’intercepter à proximité d’Andrinople. Il dresse alors un camp fortifié et y installe ses soldats. Le 8 août 378, Valens reçoit une délégation de Goths menée par un prêtre arien. Ce dernier lui remet un message ambivalent de Fritigern. De fait, le chef affirme vouloir faire la paix mais soutient officieusement qu’une démonstration de force est nécessaire pour contraindre ses compatriotes à la reddition.
Pour Valens, cette volonté d’ouvrir des négociations révèle de l’impasse dans laquelle se trouve Fritigern depuis qu’il a échoué à isoler l’armée impériale. Aussi, le 9 août, à l’aube, l’empereur quitte son campement pour conduire ses hommes au devant des Goths. Au terme d’une marche harassante, effectuée par une forte chaleur dans un paysage de collines, les Romains arrivent en vue de leurs ennemis. Il est environ 14 heures quand les soldats de Valens se mettent en ordre de bataille. De façon habituelle, les fantassins romains sont encadrés par des unités de cavalerie qui protègent leurs flancs. Composées de vingt régiments, les troupes impériales regroupent 10 000 fantassins et 5000 cavaliers. En réalité, les légions du « comitatus » de l’empereur d’Orient ne dépassent guère 1000 hommes chacune alors que sous le Haut-Empire, elles pouvaient en compter 5000.
Elles se singularisent aussi par un recours à l’archerie et à la cavalerie plus massif qu’auparavant. Pour ce qui est de l’équipement des soldats, les changements sont autant appréciables. En raison de la « barbarisation » de la troupe, le « pilum » et le « gladius » ont cédé leur place aux lances, aux javelots courts (plumbatae) ainsi qu’à des épées longues de 70 à 100 cm (spathae). Pour leur défense, les hommes de Valens utilisent de longs boucliers ovales mais surtout des cottes de mailles (lorica hamata) et des cuirasses à écailles (lorica squamata). Quant aux casques, les types les plus courants sont les « Intercisa » et les « Bersakovo ». Assemblé à partir de deux demi-calottes de fer rivetées, le premier modèle est doté d’un protège-nuque et de paragnathides fines et ajourées tandis que le second inclut un nasal et des protèges- joues plus couvrants.
Évalués au nombre de 10 000 par les éclaireurs romains, les Goths sont aussi bien armés. En effet, suite à leurs succès antérieurs, les hommes de Fritigern ont eu l’occasion de se fournir amplement en armement romain. Quoi qu’il en soit, l’équipement traditionnel des Goths n’a rien à envier à celui des Romains. D’ordinaire, leur panoplie offensive comprend une épée longue (meki) et un poignard auxquels s’ajoutent souvent un arc, une lance ou une hache. Quant à l’équipement défensif des guerriers les plus lourdement armés, il est composé d’un bouclier (skildus), d’une cotte de mailles (brunjo) et d’un casque composite similaire au type « Spangelheim ». Ainsi, sur le plan matériel, ce sont deux armées assez semblables qui se font face.
Comme à leur habitude, les Goths sont regroupés derrière leurs chariots disposés en cercle lorsque les légions arrivent. Retranchés sur une hauteur, ils ont l’avantage de la position en dépit de leur infériorité numérique. Très vite, des tirs de dissuasion, effectués par les archers romains, incitent Fritigern à envoyer une ambassade auprès de l’empereur. Valens accepte de la recevoir car des pourparlers lui donneraient l’opportunité de faire la paix et de recruter de la main d’œuvre utile à l’Empire. Par malchance ou par calcul de la part de Fritigern, comme le pense Ammien Marcellin, les négociations s’éternisent jusqu’à ce que les belligérants s’affrontent subitement. Placés à l’avant de leurs chariots, les combattants thervingues sont las de subir les provocations des archers et des scutaires ennemis. Contre toute attente, ils s’avancent et repoussent vivement leurs assaillants.
D’emblée, la lutte commence mal pour les Romains mais elle prend une tournure dangereuse avec l’arrivée inopinée de 5000 cavaliers greuthunges commandés par Alatheus et Saphrax. Prévenus par Fritigern ou par le nuage de poussière soulevé par l’armée de Valens, ils ont pu s’approcher par surprise en remontant le lit de la rivière Tundza. Ils s’en prennent alors aux cavaliers romains qui sont sérieusement étrillés.
Ces derniers se replient vers leurs lignes, puis reprennent l’initiative en contre-attaquant à partir de l’aile gauche. Cette manœuvre leur permet de disperser la cavalerie adverse et de percer jusqu’au camp des Goths. Malheureusement, en l’absence de renforts, ils sont submergés par les Barbares. N’ayant plus de cavalerie en réserve, les Romains ne peuvent éviter l’encerclement alors qu’ils sont engagés dans un furieux corps à corps avec l’infanterie ennemie. Assaillis de toute part, les fantassins romains combattent vaillamment en ordre fermé mais ils finissent par céder :
« Impossible d'espacer assez les rangs pour faire retraite en bon ordre ; la presse était même trop grande pour que l'on pût fuir individuellement. Les légionnaires alors, serrant la poignée de leurs glaives, frappèrent en désespérés surtout ce qui se trouvait devant eux. Les casques et les cuirasses des deux côtés se brisaient sous le tranchant des haches. [...] Au milieu de cette confusion horrible, nos soldats, épuisés de fatigue et à qui il ne restait plus ni sang- froid pour se diriger ni force pour agir, désarmés, pour la plupart, de leurs lances, qui s'étaient brisées entre leurs mains, pour dernière ressource se lançaient l'épée au poing, et au mépris de tout danger, au milieu des groupes les plus serrés des barbares, et, dans un dernier effort pour vendre chèrement leur vie, glissant sur le sol détrempé de carnage, périssaient quelquefois par leurs propres armes. Partout ruisselait le sang, et la mort s'offrait sous toutes les formes; on ne marchait que sur des cadavres. »
(Ammien Marcellin, op. cit. Livre XXXI, ch.13)
La défaite se transforme ensuite en désastre lorsque les rares unités qui n’ont pas été encerclées se débandent. Pour sauver sa vie, Valens n’a d’autre choix que de trouver refuge parmi les « Lanciarii » et les « Matiarii » dont les régiments palatins n’ont pas été disloqués. C’est au cours de la retraite qu’il entame aux côtés de ses hommes que l’empereur trouve la mort, vraisemblablement frappé d’une flèche.
Au final, sur le plan tactique, la défaite d’Andrinople s‘explique par les erreurs commises par Valens et son état-major. À une reconnaissance incomplète de l’adversaire, s’ajoute une logistique défaillante qui n’a pas permis aux légionnaires de se restaurer avant le combat. D’autre part, en négociant avec Fritigern, l’empereur a perdu le contrôle de ses hommes, pressés d’en découdre avec l’ennemi. En conséquence, la conduite de la bataille lui a échappé, ce qui a permis aux Goths de prendre l’avantage. Sur l’ensemble des troupes mobilisées par Valens, les deux tiers ont trouvé la mort aux côtés de trente-cinq tribuns et de généraux tels que Sebastianus et Traianus.
D’après la Notitia dignatatum, un document du Ve siècle, sur les vingt régiments présents à Andrinople, quatorze d’infanterie et deux de cavalerie ne furent jamais reconstitués. Pourtant, cette confrontation fut plus qu’un désastre militaire car avec la mort de Valens et de hauts dignitaires impériaux, c’est le gouvernement de l’empire d’Orient qui fut décapité.
LE « CHOC D’ANDRINOPLE » : QUEL RETENTISSEMENT ?
Dans l’immédiat, la défaite d’Andrinople laisse l’Orient romain sans chef d’État. Il revient donc à Gratien de choisir un successeur à Valens. Son choix se porte sur Théodose, un général chevronné, qui devient empereur en janvier 379. En 380, les deux empereurs parviennent à repousser les Goths d’Épire et de Dalmatie. Cependant, en dépit de ce succès, les Barbares poursuivent leurs pillages en Orient.
Faute de détenir les moyens nécessaires pour les anéantir, Théodose négocie un traité avec eux. En 382, les Goths obtiennent de nouveau le statut de « fœderati » et le droit de s’installer en Mésie. De facto, cette situation crée un dangereux précédent car pour la première fois des Barbares invaincus s’implantent avec leurs armes dans l’Empire. Dorénavant indispensable à la défense du monde romain, le recrutement de mercenaires goths accélère la barbarisation de l’armée romaine. Pour autant, bien qu’il soit commode pour compenser le manque de soldats, ce système présente de sérieux travers.
Effectivement, l’autonomie laissée aux mercenaires et la persistance de leurs particularismes induisent des tensions avec les populations romaines. De surcroît, conscients que l’équilibre des forces avec Constantinople et Rome joue en leur faveur, les chefs goths monnayent leur fidélité en échange d’or, de terres et de titres. Il en est ainsi d’Alaric qui après avoir autant servi que rançonné l’empire d’Orient se tourne vers l’Occident pour satisfaire ses ambitions.
En 410, suite au refus de l’empereur Honorius de lui octroyer le titre de commandant en chef de l’armée impériale, Alaric assiège Rome avec ses troupes puis la met à sac. Pendant trois jours, n’épargnant que les églises, les Goths se livrent sans frein au pillage, au meurtre et au viol. Pour les Romains cet épisode est un traumatisme considérable car un tel événement n’était pas arrivé depuis l’expédition de Brennus, huit siècles plus tôt. En comparaison, en 476, la déposition de Romulus Augustule par Odoacre en est parue anecdotique tant la souveraineté des empereurs d’Occident s’était érodée au profit des Barbares.
À bien des égards, l’effondrement de l’Occident romain semble résulter du désastre d’Andrinople. S’il est indiscutable que la destruction des forces de Valens a porté un coup décisif à la puissance romaine, cet événement n’est pourtant que le reflet d’une déliquescence amorcée dès la « crise du IIIe siècle ». Malgré l’avènement d’empereurs volontaires tels que Dioclétien, Constantin et Théodose, c’est l’instabilité politique et le déficit structurel en combattants « romains » qui ont eu raison de Rome. A contrario, l’empire d’Orient a survécu aux « Grandes Invasions » car ses dirigeants sont parvenus peu à peu à reconstituer une armée régulière forte et à limiter le recours aux « fédérés ». En définitive, la bataille d’Andrinople marque tout autant le déclin du vieux monde romain que l’émergence de la « Pars Orientalis » en tant qu ’Empire byzantin.
Alexandre Depont
Pour aller plus loin :
Source historique
AMMIEN MARCELLIN, Histoire de Rome, Livre XXXI.
Texte disponible en latin et en français sur le site de l’Université catholique de Louvain :
http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXXXI/lecture/13.htm
Ouvrages
BARBERO Alessandro, Le jour des barbares ; Andrinople, 9 août 378, Flammarion, Libres
champs, 2017.
KEEGAN John, De la guerre, Perrin, 2016.
LE BOHEC Yann, Histoire des guerres romaines : Milieu du VIIIe siècle av. J.-C. - 410 ap.
J.-C. , Tallandier, 2017.
PERRIN Yves, BAUZOU Thomas, De la cité à l’Empire : Histoire de Rome, Ellipses, 2004.
Articles
DERYCKÈRE Damien & COLOT Alexandre, « Le nouveau visage de la légion après Dioclétien », Histoire antique, n°20, pp. 40-49, juillet / août 2005.
FLEURET Laurent, « Andrinople, choc tactique ou bataille malheureuse ? » p. 101-115, in BOIS Jean-Pierre (dir.), Dialogues militaires entre Anciens et Modernes, Presses Universitaires de Rennes, 2004. http://books.openedition.org/pur/25933
KAZANSKI Michel, « Les Goths, de la Baltique à la mer Noire », Février 2003.
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/les_goths_de_la_baltique_a_la_mer_noire.asps
VOISIN Jean-Louis, « La longue agonie de l’Empire romain d’Occident », in GUENIFFFEY Patrice & LENTZ Thierry (dir.), La fin des Empires, Perrin, 2016.
Émission
« Andrinople : des Barbares face à Rome », Points de repères, Arte, 2016.
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