Ne comptez pas sur moi pour commettre une synthèse philosophique sur la question de la norme et de ses implications morales. Abordons le sujet à bout portant, tel qu’il peut se manifester dans la vie de tous les jours.
L’édification d’une société réellement démocratique passe-t-elle par la suppression des normes socio-culturelles ? Le progressisme intellectuel doit-il lutter "par principe" contre l’usage établi courant ?
Derrière ces questions abstraites, ce sont nos convictions politiques et sociétales qui sont interrogées. Il faut bien reconnaître qu’au cœur de nos lieux de vie démocratiques, la norme est un terme brûlant. Le langage médiatique moderne induit qu’être dans la convention, c’est proprement trahir. Il faut se démarquer, détonner, se singulariser… se distinguer. En bout de chaîne, c’est bien le souci aristocratique qui prend le dessus. Le dandysme esthétisant infecte beaucoup d’imaginaires en quête d’idéal, parce que l’engagement subversif pur ne recule ni devant le sang des autres, ni devant le sien – Evangile excepté (le sang des autres y est proscrit et remplacé par le sien propre, car il faut encore du sang pour fertiliser l’avenir). Incapables d’aller jusque-là, on biaise donc.
Le mur symbolique du sang oblige la plupart d’entre nous – mendiants de la subversion – à creuser d’autres galeries, moins compromettantes. Soucieux de notre singularité rebelle, d’échapper à la "norme", nous édifions de nouveaux espaces symboliques, souvent artificiels et pourvoyeurs de labels anticonformistes : je pars en quête du graal alternatif, de l’asymétrie, de ce qui dépasse et qui détonne. Je soutiens par principe "la différence", quand bien même elle est pire. Il me faut être du côté de ce qui choque et cracher contre le marbre académique pour mieux déréguler la vie. Pourquoi ? Car je suis contre l’oppression du vieux monde de grand-père. Ce n’est que mon opinion, mais c’est la vérité.
Jusqu’où l’engagement civique pour le "refus des normes" est-il intellectuellement sensé ? Une attention trop centrée sur l’individu abstrait, extrait des implications liées à son environnement social, ne conduit-elle pas à une certaine forme de négationnisme anthropologique ? Le sociologue Geoffroy de Lagasnerie soutient ceci :
«Le peuple, la souveraineté populaire, la volonté générale, la société, le commun… ça n’existe pas» (Le Monde, 28 avril 2016)
Derrière le constat historique, universel et massif de l’arbitraire étouffant des normes érigées en commandements obligatoires, ne sommes-nous pas tentés de jeter au néant tout cet appareil par principe ?
La réalité n’est pas si simple. A moins d’être un révolutionnaire à la Grantaire (le personnage viveur et sans convictions des Misérables), nous postulons qu’il faut bien reconstruire sur ce qui est détruit, et reconstruire « bien ». Nous avons nos critères et entendons les partager, sinon les imposer pour le salut du collectif. Dans l’idéal, nous vaincrons donc démocratiquement, c’est-à-dire par la force du nombre contre la minorité. Bien malgré nous, nous induisons par notre engagement qu’il est des valeurs supérieures à d’autres, qu’il existe une hiérarchie morale au sommet de laquelle trônent nos convictions humanistes.
Autrement, nous assumons le relativisme moral, et devons accepter la privatisation des échelles de valeurs. Tout ceci est complexe. Tout ceci est brumeux. Ce qui doit cependant nous interpeller, c’est le danger qui consiste à associer subjectivité et légitimité. Nous disons aujourd’hui : « C’est MA vérité, c’est TA vérité », alors que nous devrions dire « C’est mon opinion, c’est ton opinion », « c’est ma conviction, c’est ta conviction ». La vérité devenant objet privatisé, je me comporte comme un propriétaire devant l’ordre des faits. Mon comportement m’appartient, il est légitime ca il est MIEN.
Dès lors, le régime de la norme déserte le "commun" au profit des "communautés". Le citoyen y perd en personne ce qu’il y gagne en individu. Il est nécessaire de faire évoluer nos sociétés contre l’arbitraire et l’étouffement, sans pour autant réduire la liberté au « droit de ». Il n’est donc pas question de trancher entre l’Ancien ou le Moderne, entre le "passéisme" et le "progressisme", mais bien plutôt d’assumer des normes collectives qui ne seraient pas des commandements injonctifs. L’exemple de la famille est ici intéressant.
Grâce à la science, nous pouvons désormais étendre la définition du terme "famille" de façon illimitée, nous pouvons le reconfigurer totalement. Est-ce heureux ? La complémentarité éthique de l’homme et de la femme n’est désormais plus de mise, étant donné le « libre choix de chacun ». Un amalgame pernicieux entre homophobie et vigilance philosophique entraîne donc de nombreuses personnes à haïr celui qui demeure attaché à une norme extra-culturelle, en l’assimilant à celui qui vomit les homosexuels. Cet amalgame se signale comme "progressiste". C’est un leurre absolu, un mensonge. La norme n’englobera jamais tout le monde, mais elle ressurgira toujours. Entendre l’abolir est une stupidité foncière ; ce qui importe c’est de désenclaver les normes, ne pas les sédimenter.
Pierre-André Bizien
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