Introduction à la pensée de Paul Ricœur (1913-2005), redoutée pour son aridité. Nous proposons ici d’entrer dans la philosophie du maître par la question religieuse, et plus directement par le christianisme.
Dans l’inconscient collectif, Paul Ricœur incarne la culture au sens le plus radical du terme : l’érudition universitaire poussée au degré le plus extrême, le plus affreux. Son œuvre est un gouffre d’intelligence au fond duquel 94% des lecteurs se perdent sans rémission. Herméneutique, sémiotique, aporétique, ascription… Ricœur emploie quantité de termes écrasants pour la plèbe universitaire ordinaire. Survivre à sa lecture suppose des facultés nerveuses spécifiques que peu de spécialistes possèdent. Ricœur est donc académiquement condamné à demeurer une icône vitrifiée.
Décrypter le mode de raisonnement de Paul Ricœur
Premier élément : tenter d’aborder les problèmes intellectuels en leur collant des solutions potentielles est insuffisant. Il faut explorer profondément les problèmes pour ce qu’ils sont plutôt que d’essayer d’emblée de les résoudre :
"Toute solution est elle-même un élément du problème, et crée de nouveaux problèmes" (ITW, Paul Ricœur, interprétons le monde contemporain, 1)
La pensée complexe exige de résister à ce premier réflexe mondain. Avancer progressivement dans le langage de Paul Ricœur exige une attention constante aux signes de son discours. Les termes qu’il emploie doivent être disséqués les uns après les autres.
Paul Ricœur : le protestantisme dépassionné
Paul Ricœur fut un philosophe de confession protestante. Sa foi, complexe, scrupuleuse et dialoguante, s’intègre au questionnement philosophique par une insoumission résolue au fidéisme religieux. Depuis des siècles, en France, protestantisme et raison laïque sont corrélés par les élites. Cette réalité a pour revers la haine génétique de la République envers le catholicisme qu’elle considère obscurantiste par essence. Dans cette mesure, Paul Ricœur appartient au segment rassurant de l’intelligentsia religieuse : celui qui, bien que chrétien, n’appartient pas au camp catholique.
Ce camp catholique refusa longtemps le joug et se montra souvent très critique envers la République et les protestants. Un jour, le grand Paul Claudel avait tranquillement affirmé dans son journal :
"J’ai pour les protestants la même horreur profonde, instinctive, presque physique que certaines gens ont pour les Nègres et les Juifs" (Paul Claudel, Journal II)
De nos jours, bien entendu, les esprits se sont apaisés. La guerre idéologique entre catholiques et protestants s’est largement dissipée, au profit d’une conscience diplomate et commune, parfois hypocrite. Paul Ricoeur, lui, allait au-delà des politesses œcuméniques.
"Je ne sais pas très bien ce que serait cette raison occidentale si elle n'avait pas été éduquée par le christianisme" (Croire ou ne pas croire, 2000)
S’il affirme la souche chrétienne de l’intelligence occidentale, il ne tombe cependant pas dans le piège identitaire narcissique :
"Plus qu'une morale chrétienne, il y a, je crois, une lecture chrétienne de la morale. (...) C'est dans une humanité déjà moralement constituée, structurée, que le christianisme a apporté sa prédication, mais pour parler précisément d'autre chose que de morale: parler de cet amour de la victime innocente" (Paul Ricoeur, Croire ou ne pas croire, 2000)
Nous faisons donc erreur, selon lui, en réduisant le christianisme à la morale :
"Avec le message du Christ, nous sommes plutôt dans le supra-moral, ce qui dépasse toute morale concrète" (Paul Ricoeur, Croire ou ne pas croire, 2000)
Loin d’entraver l’intelligence, la foi « suscite un surcroît de raison ». Le champ de la morale commune est subverti par le christianisme :
"On pourrait identifier deux types d'éthique: l'éthique de l'équivalence, qui est l'éthique de la justice où l'on pèse également les droits des uns et des autres. Et l'éthique de la surabondance, révélée par le christianisme, qui est l'éthique de l'amour" (Paul Ricœur, Croire ou ne pas croire, 2000)
La religion est un langage
La religion a partie liée au langage, elle est donc ontologiquement pourvoyeuse de sens, d’intelligibilité. Il est dès lors vital de ménager des canaux de translation de signification, afin d’éviter les heurts civilisationnels.
"Je dirai qu'un héritage religieux c'est comme une langue dans laquelle on a grandi, et cette langue, certes, on la pratique en connaissance d'autres langues, mais précisément ce qui est dit dans les autres langues, c'est une langue étrangère. Comment donc recevoir, comme dans un exercice de traduction, en quelque sorte, le message des autres, dans une sorte d'hospitalité langagière, cette vérité des autres qui n'est peut-être pas dite dans ma langue ?" (Paul Ricœur, Arte, Entretien, 5 avril 1996)
Ici, Paul Ricœur, nous invite à considérer que le dépassement des frictions religieuses passe peut-être par la métaphore des solutions langagières : maîtriser la langue de l’autre, l’enrichir des singularités grammaticales et poétiques de la nôtre… nous pouvons explorer très loin ce nouveau champ des possibles. L’erreur, nous prévient-il implicitement, c’est de s’abstraire ou du religieux ou de le neutraliser artificiellement pour espérer apaiser les chocs identitaires :
"Voyez l'échec de l'espéranto. On ne peut pas parler l'espéranto. Nous ne pouvons pas non plus nous tenir au niveau d'une sociologie comparative des religions, et dire en quelque sorte : je regarde les religions de haut, je suis au-dessus de toutes, et je vois qu'il y a quelque chose de semblable ici, quelque chose de semblable là, et des différences. C'est de l'intérieur même de l'histoire, comme c'est aussi de l'intérieur même d'une langue, que le problème est de comprendre ce qui est dit dans une autre langue et qui n'est pas dit dans ma propre langue" (Paul Ricœur, Arte, Entretien, 5 avril 1996)
Au fond, nous indique-t-il, le langage est même en quelque sorte la preuve de l’existence de Dieu, de l’absolu, du moins la trace de son existence. En effet, chacun peut en faire l’expérience : le langage nous précède toujours. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les chrétiens évoquent la « Parole » de Dieu.
Violence religieuse : relativiser la responsabilité religieuse est dangereux
Souvent, lorsqu’un attentat est commis au nom de l’islam, le musulman proteste que cela n’a rien à voir avec sa religion ; de même, lorsqu’on accuse le christianisme historique d’avoir provoqué force massacres, le chrétien riposte en plaidant que le christianisme n’a rien à voir avec ce qui a pu être fait en son nom. Ce type d’attitude est intellectuellement non valable, et même dangereux :
"Ce serait une fuite trop facile que de dire : ce n'est pas la religion, on se sert de la religion pour, etc. C'est par l'attachement même des religions à leur mission profonde de dire une Parole qui les dépasse, dans cette mission même de propager une Parole qui les dépasse, qu'il peut y avoir une prétention à dominer les autres, à imposer par force. Comment alors purifier cette conviction de la force d'une Parole qui nous précède, de la tendance à l'imposer par la violence ? C'est pour moi le problème de l'autopurification, de la purification interne des religions" (Citation Paul Ricoeur, Arte, Entretien, 5 avril 1996)
Nous devons placer la question de la « purification interne » en lieu et place de notre narcissisme identitaire. La vérité, quelle qu’elle soit, ne s’envolera pas si nous osons pratiquer l’autocritique groupale.
"C'est cette espèce d'autocritique de la possession du pouvoir au nom de la vérité que nous devons toujours refaire en nous-mêmes. C'est en cela que nous avons besoin des autres religions et peut-être de la critique qu'elles exercent à l'égard de notre propre religion, pour pouvoir nous dépasser de l'intérieur tout en acceptant la lecture du dehors par les autres sur nous-mêmes" (Paul Ricoeur, Entretien Arte, 5 avril 1996)
Pourtant, Paul Ricœur lui-même semble incapable d’aller au bout de son exigence intellectuelle... l’option langagière de l’excuse revient même chez lui :
"Je suis persuadé, c'est ma grande conviction, que l'Islam fera à sa façon un chemin semblable au nôtre. A cause de cette histoire malheureuse du colonialisme, et de toutes sortes de répressions, à cause de la situation géographique, l'Islam est en grande partie dans le tiers-monde, ils ont été eux-mêmes victimes de tellement de violences qu'ils ont été également empêchés de faire ce chemin. C'est vraiment là ma conviction religieuse profonde que toutes les religions sont capables de faire ce chemin contre elles-mêmes et contre leur propre fondamentalisme. Je fais grande confiance à l'Islam qui dès maintenant condamne les violences dites au nom de l'Islam" (Citation Paul Ricoeur, Entretien Arte, 5 avril 1996)
Dépasser l’éternelle polémique entre catholicisme et protestantisme
Paul Ricœur offre un chemin complexe pour dépasser le litige originel qui oppose catholicisme et protestantisme vis-à-vis de la Bible (les protestants soutiennent le principe selon lequel l’Ecriture seule suffit à nous enseigner la Parole de Dieu ; les catholiques remarquent qu’il faut y ajouter la Tradition, l’enseignement de l’Eglise et du clergé, car tout n’a pas été consigné dans l’Ecriture – les premières générations de chrétiens n’avaient pas de Bible, mais une tradition recueillie oralement par les apôtres et leurs successeurs. Le Nouveau Testament en est issu, et n’est donc pas l’anglobant). Devant ce problème difficile et ouvert depuis le XVIe siècle, Paul Ricœur déclare ceci :
"D’un côté, on veut proclamer le primat de l’Ecriture sur la tradition, voire la position exclusive de l’Ecriture supposée capable de s’interpréter elle-même, selon la formule connue des Réformateurs : Sola scriptura ! De l’autre, il faut bien avouer qu’une Ecriture vierge de toute interprétation est à proprement parler introuvable. Cet aveu ne doit pas être pris pour une confession de faiblesse ; il faut plutôt tenir l’histoire de l’interprétation et celle des traditions diverses qui en découlent pour constitutives du sens même des Ecritures. Il en résulte une certaine compétition entre la fidélité au texte originaire et la créativité à l’œuvre dans l’histoire de l’interprétation. Ce cercle régit le statut de la tradition, selon qu’on voit en elle la simple transmission d’un dépôt immuable, ou l’œuvre d’une interprétation innovante sans quoi la lettre resterait morte" (Lectures 3, 1993)
Pierre-André Bizien
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