Deux écoles d’historiens, respectivement dominées par Reynald Secher et Jean-Clément Martin, s’opposent sur la question du génocide vendéen (1793-1795). Une résolution scientifique intéressante du conflit est possible, par le biais de la philosophie. Démonstration.
Chiffres et statistiques comparatives
-Massacres de Vendée : 200 000 morts Vendéens (entre 1/5 et 1 /4 de la population vendéenne tuée).
-Génocide Khmer du Cambodge : les massacres ont coûté la vie à 1/5 de la population de l’époque (estimation moyenne).
-Sous l’occupation nazie, 1/ 4 des juifs en France ont été déportés.
(Considérant la limite scientifique et morale liée à la mise en rapport de différentes hécatombes sous divers contextes, il est cependant important de mettre en perspective les tragédies historiques, en les "désenclavant" de leur casier spatio-temporel).
Peut-on parler de génocide vendéen ?
La polémique scientifique liée aux exterminations républicaines en Vendée bloque sur un point. La France a-t-elle commis un génocide en son propre sein ? Les historiens spécialistes s’opposent sur la question, en raison du flou conceptuel de la notion de "génocide" (terme jeune inventé par le juriste Raphaël Lemkin) ; la question de la réalité du génocide vendéen peut donc être scientifiquement tranchée par l’affirmative ou la négative, selon que l’on use de tel ou tel argument dirimant contre la partie adverse.
Exemple : les historiens négateurs du génocide (Jean-Clément Martin, Laurent Avezou…) pointent le fait que les Vendéens ne constituaient ni une race ni un groupe ethnique spécifique. A ceci, les historiens partisans de la thèse du génocide leur opposent avec un argumentaire tout aussi valable, que :
-le génocide khmer du Cambodge, largement reconnu mondialement, ne visait ni un groupe ethnique ou racial, ni une communauté religieuse, mais une population spécifiée sur des critères socio-politiques. C’est à peu près ce qui s’est passé contre les Vendéens (sachant que leur qualité de "peuple" est plus manifeste que dans le cas cambodgien).
-ne constituant ni une race ni une quelconque ethnie, les Vendéens furent cependant incontestablement racisés par la République (emploi répété du mot "race" au Comité de salut public et par les généraux dépêchés pour massacrer la population ; attribution de caractères identitaires, religieux et culturels "stigmatisants" à une part spécifiée de la population française, au mépris de sa complexité constitutive. Animalisation, déshumanisation caractérisée d’un groupe humain fantasmé, le Vendéen.
-les massacres de populations organisés depuis Paris, lors de la Révolution, ont certes aussi concerné d’autres zones géographiques françaises, mais la décimation vendéenne fut spécifiquement organisée, systématisée, théorisée, au renfort d’arguments culturalistes et racialisants. Si la science nie la réalité des races et conteste le clivage génético-racial artificiellement construit entre Hutus et Tutsis du Rwanda, la réalité du génocide rwandais n’en est pas pour autant récusée ; de même, si la construction paranoïaque d’une identité racialo-culturelle vendéenne n’a aucune base scientifique plausible, la volonté génocidaire et sa mise en œuvre sont toutefois manifestes.
La déshumanisation d’un groupe fantasmé
Sur ces bases, l’option du génocide vendéen peut être "circonstanciellement soutenue" ; le paradoxe étant que plutôt que d’être supprimé, le peuple vendéen fut en réalité généré par l’extermination. Son identité, alors indéfinie, fut constituée, accouchée définitivement par l’horreur. Après les massacres de Vendée, un peuple hypothétique, comme en gestation, est advenu tout casqué ; fort d’une histoire, d’une mémoire et d’une identité spécifiques. Le génos-cide, plutôt qu’un assassinat, fut une mise au monde apocalyptique.
Si le drame effectif de la Vendée ne peut être scientifiquement assimilé à une Shoah, mais peut-être à un génocide, le vocabulaire de la République fut incontestablement génocidaire ; le massacre de la population fut effectué sous la modalité de l’extermination, elle-même théorisée, commandée et assumée depuis Paris. Les révolutionnaires en appelèrent à l’éradication du "chancre" vendéen, à cet ennemi de l’intérieur dont il conviendra de nettoyer le territoire (colonnes de Turreau, "déportation verticale", noyades de masse dans la Loire, éradication par le feu des territoires et des récoltes de l'ennemi). Un plan visant à "régénérer" la Vendée est mis en place par la déportation et l’installation de nouveaux habitants : la dimension totalitaire et fascisante est ici incontestable, mais des historiens persistent pourtant à se crisper contre les faits.
L’argument selon lequel toute la population vendéenne n’était pas vouée à être anéantie (enfants, femmes et vieillards devant être épargnés) est philosophiquement problématique. Il dénote un comportement ergoteur vendu comme du scrupule méthodique et un besoin de complexité : en effet, la Convention avait notamment décidé de déporter femmes et enfants Vendéens à l’intérieur du pays, puis de "régénérer" la Vendée après qu’on l’ait nettoyée de sa population royaliste.
Ironie macabre, c’est justement le caractère totalitaire et fasciste de ce plan qui offre un argument contre la thèse du génocide (concernant tout le monde par essence). En clair, les historiens négateurs s’adossent à la déportation des femmes et des enfants hors de Vendée pour invalider la qualification de génocide.
Un totalitarisme tempéré par sa propre dimension fasciste
Pour les révolutionnaires, le transfert de colons venus d’autres régions dans la Vendée expurgée permettrait ainsi une renaissance républicaine salvatrice. Ainsi, en octobre 1793, l’agent délégué par le Comité de salut public propose que la Vendée soit « entièrement régénérée par les colons français choisis dans les meilleurs départements de la République ; que les enfants, les femmes des rebelles et le reste des habitants de la Vendée soient dispersés sur tous les points de la France, sinon exportés à Madagascar » (Source : Jean-Clément Martin, La guerre de Vendée)
L’option de la déportation en Afrique s’inscrit dans ce schéma totalitaire. La dimension génocidaire est donc ici tempérée par l’entrechoc des dimensions fascisantes du projet : on déporte, on exile et on régénère une population à l’aide de colons, ce qui permet de relativiser le caractère génocidaire de l’extermination vendéenne. Les historiens négateurs ont-ils conscience de cette lugubre ironie de l’histoire ? Un fascisme moralement revalorisé par sa propre dimension totalitaire : voici, pourrait-on dire, le comble de l’inhumanité, idéologiquement réalisé contre la Vendée.
La Révolution, comme la France, est plus auguste que ses crimes
Qualifier tout uniment la grande Révolution française de "fascisme", comme le font les idéologues royalistes, est pourtant mensonger, intellectuellement malhonnête et spécieux. Comme le rappelait en son temps le journaliste Michel Legris :
« A défaut de mettre sans nuances la Révolution en accusation, il est au moins permis de la mettre en examen» (L’Express, 22 avril 1993)
C’est sur cette mince ligne de crête que nous devons appréhender la Révolution française, si émancipatrice dans la majorité de ses réalisations (fin des privilèges, abolition de l’esclavage, droits de l’homme, conception démocratique de la souveraineté nationale). De notre capacité à faire cohabiter le cognitif et l’émotif en nous-mêmes dépend la clairvoyance de nos jugements. Ce qui est choquant, c’est qu’à l’heure où notre conscience collective est capable de confesser la part de ses crimes historiques (colonisation, esclavage…), parfois même avec vigueur, elle semble psychologiquement inapte à reconnaître ses crimes contre la Vendée sans les euphémiser immédiatement.
Pourquoi ce tabou ? Parce qu’il existe une défiance reptilienne de la France contre sa frange catholique, toujours appréhendée par une once de répulsion indélébile. C’est ce conditionnement collectif qu’il nous faudrait interroger, plutôt que de courir après le label génocidaire, néologisme fragile par nature… puisqu’inventé dans le contexte d’un drame récent : la Shoah.
Pierre-André Bizien
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