Tueur de masse gay, camionneur islamiste, chien solitaire, beur sadique ? Les adjectifs suintent comme une mousse putride autour du nom de Mohamed Lahouaiej Bouhlel. Le "kuffar absolu" – assassin d’enfants, de vieille(s) dame(s) voilée(s) et de couples paisibles – peut-il être perçu comme un musulman ? On avance à raison avec une prudence extrême. Les pouvoirs publics ont réitéré le devoir de ne pas faire d’"amalgame" avec l’islam et même – croit-on entendre – avec le djihadisme. Glaçante ironie.
Un jour, les fous défileront peut-être pour qu’on cesse de les associer à ces tueurs qu’on renâcle à caser. Car cet amalgame éternel, confessons-le, est bien pratique : la catégorie du fou, poubelle morale collective. Qu’en aurait dit Foucault ?
Mohamed Lahouaiej Bouhlel : un musulman ?
Tentons de penser au-delà des barrières de sécurité idéologique : jadis, il n’était pas rare d’utiliser le terme "athée pratique" pour désigner un croyant inconséquent, qui ne faisait pas ses Pâques ni ses prières. L’individu pouvait se revendiquer chrétien de conviction, sans pour autant "pratiquer" : c’est aujourd’hui encore le cas, pour la majorité des chrétiens patentés. Ceci posé, observons l’islam : ordinairement, nos magazines et universitaires clament qu’il y a de multiples façons de vivre la religion musulmane, avec ou sans voile, avec ou sans alcool, que l’on soit hétéro, bi, ou homosexuel.
Or, pour l’attentat de Nice, la sphère médiatique a rapidement tourné le dos à cette conception ouverte, justifiant souvent que le tueur n’avait « rien à voir avec la religion »… car il était bisexuel, avait une sexualité « débridée » (le procureur François Molins), parce qu’il buvait de l’alcool, multipliait les conquêtes, ne faisait pas ses prières… mais surtout : il pratiquait la Salsa. Pour toutes ces raisons dirimantes, la sphère médiatique tend donc à lui refuser le statut de musulman.
Cela pose problème, car il faudrait dès lors, en bonne logique, nier l’identité musulmane des hommes bisexuels, buveurs d’alcool, qui ne font pas leur ramadan et tapent leur femme. Aussitôt, le monde musulman se réduirait sensiblement : ses "athées pratiques" seraient excommuniés. On mesure naturellement quelque péril à ce type de raisonnement : une fitna générale, basée sur la légalité religieuse des comportements quotidiens.
Il est donc intéressant de remarquer qu’en certaines circonstances, pour éviter à tout prix un "amalgame" (le terroriste est musulman), la sphère médiatique préfère se rallier à une conception légaliste et fidéiste de l’islam. Pour autant, notre question n’est toujours pas élucidée : Mohamed Lahouaiej Bouhlel était-il effectivement ou non musulman ? Il s’agit en vérité d’une question de scolastique serrée, qu’un Thomas d’Aquin ou qu’un Guillaume d’Auxerre pourraient peut-être traiter. Ce serait d’ailleurs passionnant.
Mais nous, pauvres citoyens laïcs si peu formés aux concepts religieux… avons-nous la légitimité de répondre à un tel défi intellectuel ? Probablement pas, mais il ne faut pas trop se défiler pour autant. Nous pouvons avancer des hypothèses, mentionner certains faits, tenter de réfléchir.
Religion sociologique / religion révélée
Musulmans et chrétiens, nous devons clairement distinguer notre religion sociologique de notre religion "révélée" : nous pouvons être musulman ou chrétien sociologique, issu d’une communauté donnée et revendiquer lui appartenir, par nos racines, nos sentiments profonds, quelle que soit notre pratique. Ici, bien entendu, intervient la question de notre cohérence morale : sommes-nous un "vrai" musulman ? Un "vrai" chrétien ? Ceci est d’un autre ordre, plus important d’ailleurs, mais qui ici doit être tenu à l’écart.
Le fait est que des chrétiens et des musulmans tuent au nom de leur religion, quelle que soit la véracité de la révélation en question. Le fait est que les communautés seraient parfaites et infaillibles si chaque crime provenant de leur sein sociologique ne les concernait pas. La tentation communautaire est toujours la même.
On préfère regarder ailleurs, accuser les autres, trouver mille causes mais toujours se "laver les mains collectivement" en refusant de dire : oui, peut-être, dans notre communauté, il y a quelque chose qui ne va pas en ce moment. Nous allons résoudre le problème avec courage. Or, "l’islam n’a rien à voir", le "christianisme n’a rien à voir"… et pendant ce temps les attentats s’accumulent, car on refuse de reconnaître notre devoir collectif élémentaire : nous interroger de l'intérieur, sans complaisance aucune, quelles que soient les injustices contextuelles qui nous touchent, en ceci, en cela.
Inconsciemment, nous assimilons notre communauté au sacré, au divin, et nous refusons de reconnaître les dysfonctionnements qui la gangrènent. L’islam est très touché par ce phénomène psychologique défensif. C’est d’ailleurs de l’association… On se victimise, on prétend être les "premières" victimes, car en fait voyez-vous, les vraies victimes "c’est nous", et en fait vous les coupables… etc.
Pointer des tendances n’est pas essentialiser l'islam, bien au contraire : ce qu'il y a "dans" l'islam n'équivaut pas "à" l'islam. L’amalgame en retour est d'ailleurs souvent mille fois plus gros : "La France déteste les Arabes", "Les Français sont racistes [sous-entendu les Blancs, bien entendu]". On vomit "l’Occident" sans précision alors que la symétrique ferait hurler : vomir "l’Orient", entend-on jamais des charges contre "l’Orient" ?
Dépasser notre "moi" infantile
Que nous soyons chrétiens ou musulmans, nos collectivités sont faillibles et critiquables : elles ne sont pas le message auquel elles adhèrent. Aussi doit-on passer ensemble, croyants monothéistes, ce cap psychologique : la critique des miens ne remet nullement en question la véracité de mon Dieu, de son message. Ne soyons plus idolâtres en associant notre collectif à notre Dieu. L’apologie de notre religion est légitime à la condition de l’autocritique préalable. Comme toute chose ultime (Amour, Liberté, Sexe) la religion est dangereuse… et Dieu est un risque, le risque suprême.
Nous devons assumer ce paradoxe difficile pour atteindre un palier de foi moins nerveux, et sans doute plus substantiel. Entamons enfin la critique de nos communautés sociologiques, travaillées par des tares distinctes. Identifions-les sans tabou, et commençons enfin le travail. Nous devons nous protéger mutuellement. Enfin, soyons dignes et cessons de nous victimiser.
Le psychanalyste Fethi Benslama reconnaît qu'on ne peut pas correctement appréhender le terrorisme par une lecture purement sociologique (Le Monde, 19 juillet 2016). C'est pourtant une tentation très courrue: comme la catégorie du "fou", elle permet souvent de déplacer le débat ailleurs, de tétourner le regard, d'étouffer le problème en le ramenant sur des bases traditionnelles.
Le terroriste Mohamed Lahouaiej Bouhlel a-t-il été sujet ou objet de l’islamisme ? Sa "radicalisation" fulgurante, à quoi est-elle due ? Sur quels discours victimisants s’est-il nourri pour en arriver à sa "folie" ? Et nous, qui sommes-nous, au-delà de nos étiquettes identitaires ? Par quoi sommes-nous agis ? Vers quoi pouvons-nous tourner pour devenir sereins ? Notre destin est collectif, nous détester, c’est compliquer l’existence de nos enfants demain. Nous pouvons nous critiquer mutuellement, si nous sommes préalablement capables de le faire contre nous-mêmes. L’humilité est à ce prix, et la paix aussi.
Nicolas Leslie, Myriam Bellazouz, Jocelyne Caléo, Fatima Charrihi, Rachel Erbs, Emmanuel Grout, Addjia Bouzaouit… pour toutes les victimes de l’attentat de Nice, nous pourrions au moins faire cet effort.
Pierre-André Bizien
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