Évoqué lorsque les entreprises nationales connaissent des difficultés, le patriotisme économique apparaît comme un remède face aux problèmes de compétitivité. Que se cache-t-il derrière cette expression ? Concrètement, le patriotisme économique est-il efficace ?
Le 8 février 2016, suite à la « polémique Uber », le député socialiste Pascal Terrasse a remis un rapport au Premier ministre dans lequel il préconise de renforcer l'encadrement de l'économie collaborative. Le lendemain, Antoine Jouteau le directeur général du site de petites annonces le « Bon Coin », se félicite de cette démarche. Cependant, il exhorte à faire preuve de patriotisme économique sur le numérique pour que
les entreprises françaises qui investissent, recrutent et paient leurs impôts en France puissent se développer normalement et ne soient pas mises en concurrence déloyale avec d'autres entreprises qui, elles, ne seront pas soumises à ces lois»
Pourtant, depuis une dizaine d'années, la rhétorique du patriotisme économique n'a pas empêché la perte de marchés par des groupes français. Pire, certains d'entre-eux sont passés sous pavillon étranger (Lafarge, Club Med, Alcatel-Lucent notamment). Dès lors, comment expliquer cette succession d'échecs ?
Les origines d'une stratégie
Les craintes générées par la perte de compétitivité de la France dans le cadre d'une économie mondialisée ne sont pas récentes. Dès 1994, le Commissariat au Plan insiste dans le rapport Martre sur la nécessité de mener une politique d'intelligence économique coordonnée par un État-stratège. Dix ans plus tard, dans son rapport « Intelligence économique, compétitivité et cohésion territoriale », le député UMP Bernard Carayon constate le recul de la France face aux États-Unis et aux puissances émergentes. C'est dans ce contexte qu'il affirme que :
L'intelligence économique est un patriotisme économique. […] Que notre tropisme soit notre région, notre pays ou l’Europe, c’est pourtant ce patriotisme économique qui sera le garant de notre cohésion sociale. […] Le patriotisme économique n’est pas une idéologie, pas plus que l’intelligence économique n’est un concept : c’est une politique sociale»
Le 27 juillet 2005, à cause d'une rumeur d'offre publique d'achat hostile (OPA) de Pepsico sur Danone, le Premier ministre Dominique de Villepin évoque ouvertement le patriotisme économique :
Je souhaite rassembler toutes nos énergies autour d'un véritable patriotisme économique. Cela veut dire que nous valorisons le fait de défendre la France et ce qui est français»
Le chef du gouvernement entend éviter le précédent de Péchiney qui a été acheté en 2003 par la firme canadienne Alcan, puis démantelé. Néanmoins, en dépit de la prise en compte de l'intelligence économique dans la stratégie officielle de l’État, les résultats de cette politique sont mitigés. De nombreux indices nous le soulignent ; si en 2006 la fusion de Gaz de France et de Suez a évité une OPA d'Enel sur GDF, le gouvernement a été incapable d'empêcher l'achat d'Arcelor par le groupe indien Mittal Steel.
Le patriotisme économique sous l'ère Sarkozy
Lors de la campagne présidentielle de 2007, le flambeau du patriotisme économique est repris par Nicolas Sarkozy. Le candidat propose alors de renforcer la préférence communautaire au niveau de l'Union européenne. Par ailleurs, après son élection, il souhaite faire de la Caisse des dépôts et des consignations (CDC) le fer de lance de sa politique de défense économique. Dans la lignée d'une stratégie déjà entamée sous le gouvernement De Villepin, il s'agit de défendre les grandes entreprises françaises contre des tentatives d'achat émanant de firmes étrangères, ou de fonds souverains et spéculatifs.
Pourtant, en Europe, le patriotisme économique prôné par la France est mis à rude épreuve. Dès l'été 2007, Alistair Darling, le Ministre de l'Échiquier du Royaume-Uni, raille « une stupidité » qu'il assimile à un vulgaire protectionnisme. Au sein de l'UE, Londres n'est pas isolée car d'autres États, et notamment ceux de l'Est, défendent une vision libérale de l'économie. De même, devant les difficultés rencontrées par EADS face à Boeing, l'Allemagne a réussi à imposer – à la fin du mandat de Jacques Chirac – une restructuration d'Airbus. Baptisé Power 8, ce plan prévoit la suppression de 10 000 emplois sur quatre ans.
Cependant, Nicolas Sarkozy a été contraint d'accepter deux nouvelles restructurations pour EADS. Les plans Power 8 Plus et Future EADS entraînent des délocalisations de la production vers des pays situés en zone dollar, ou vers des contrées qui disposent d'une main d'œuvre bon marché. Ainsi, EADS ouvre une chaîne de production de son emblématique A 320 en Chine. En décembre 2007, le Premier ministre François Fillon avait pourtant déclaré dans Les Échos :
La France et l'Allemagne ont lourdement investi dans Airbus, ce n'est pas pour le voir partir par morceaux vers la zone dollar. L’État actionnaire fera tout pour dissuader EADS de délocaliser sa production»
Cette confrontation franco-allemande sur la stratégie d'EADS illustre l'absence d'unité européenne concernant les questions économiques. Ces divergences se révèlent flagrantes lorsque Nicolas Sarkozy propose, dès 2008, de créer un gouvernement économique de la « zone euro ». Pour les tenants d'une Europe libérale, et en particulier l'Allemagne comme la Commission européenne, il est inconcevable de revenir sur l'indépendance de la Banque centrale européenne (BCE).
Ce faisant, en pleine débandade de l'économie mondiale, l'UE s'est privée d'un levier de puissance face aux États-Unis et aux pays émergents. Somme toute, avant que ne s'accentue la crise de la dette grecque, ce débat a souligné une fracture entre les pays du Nord et du Sud de la zone euro : il n'est pas étonnant que les appels de Sarkozy pour un patriotisme économique européen se soient révélés vains.
Le bilan de la présidence Hollande
Au moment de l'élection présidentielle de 2012, la situation économique de la France est difficile. Avec un taux de chômage qui dépasse les 10 % de la population active, le débat sur le patriotisme économique englobe la totalité des forces politiques. Aux appels de Nicolas Sarkozy en faveur d'un patriotisme économique européen, Marine Le Pen (Front National) répond par la préférence nationale et la sortie de l'euro. De son côté François Bayrou (MoDem) préconise d' « acheter français » alors que Jean-Luc Mélenchon (Front de Gauche) se prononce pour la nationalisation des secteurs clefs de l'économie. Quant au candidat du PS, il critique les mesures protectionnistes et s'interroge sur les possibilités d'accroître la compétitivité du pays :
Je refuse les facilités de langage, surtout à un moment où nous sommes entourés de simplismes: simplisme de la sortie de l'euro, de la fermeture des frontières, du protectionnisme [...] En revanche, je porte le patriotisme économique. Comment mobiliser nos forces pour produire mieux ? Pour être plus compétitifs sans perdre notre modèle social? Quelles alliances pouvons-nous envisager entre l'État, les collectivités locales, les PME et les leaders mondiaux localisés sur notre territoire? »
Après l'élection de François Hollande, Arnaud Montebourg est nommé Ministre du Redressement productif (2012) puis Ministre de l'Économie, du Redressement productif et du Numérique (2014). Durant cette période, il manifeste ostensiblement son engagement pour le « Made in France » en se rendant au conseil des ministres au volant d'une voiture électrique Renault « Zoé », ou en posant en marinière « Armor Lux ».
Durant le bras de fer qui oppose le gouvernement à Arcelor Mittal sur le maintien du site de Florange, Montebourg propose un recours à la nationalisation. Cette option est rejetée par le Premier ministre, au profit d'un accord prévoyant un investissement de 180 millions d'euros pour produire de l'acier à haute résistance à Florange.
Ce combat pour le patriotisme économique atteint son paroxysme au printemps 2014, lorsque la firme américaine General Electric (GE) annonce vouloir acheter la branche énergie d'Alstom : le 14 mai, un décret publié au Journal Officiel stipule qu'un groupe étranger souhaitant prendre le contrôle d'une entreprise française dans les secteurs de l'énergie, de l'eau, des transports ou des télécommunications, doit obtenir l'aval de l'État. S'exprimant sur ce sujet dans le journal Le Monde, Arnaud Montebourg déclarait :
Le choix que nous avons fait, avec le Premier ministre, est un choix de patriotisme économique. […] Ces mesures de protection des intérêts stratégiques de la France sont une reconquête de notre puissance. [...] Avec ce décret, nous rééquilibrons le rapport de force entre les intérêts des entreprises multinationales et les intérêts des États, qui ne sont pas toujours alignés»
Finalement, après avoir soutenu une offre proposée par Siemens et Mitsubishi Heavy Industries, le gouvernement trouve un accord avec GE. En novembre 2014, Emmanuel Macron, le nouveau Ministre de l'économie, autorise General Electric à conclure ses tractations avec Alstom. En contrepartie de la cession de ses branches énergie et réseaux pour 12,4 milliards d'euros, la société française acquiert l'activité de signalisation de GE pour 700 millions d'euros.
En outre, elle conserve des parts dans trois co-entreprises aux côtés du groupe américain dans les domaines des énergies renouvelables, des réseaux électriques et du nucléaire. Quant à l’État, il obtient la garantie d'entrer dans le capital d'Alstom à hauteur de 20 %, ainsi qu'une promesse de création de 1000 emplois en France d'ici 2018.
En réalité, malgré les apparences d'un accord « gagnant-gagnant », GE est sorti vainqueur de sa confrontation avec l'État. En sus de consolider ses activités dans l'énergie, il contrôle les co-entreprises dans lesquelles est engagé Alstom par des participations majoritaires en terme de capital et de droits de vote.
De surcroît, par ce rachat, General Electric a mis la main sur deux activités stratégiques : la production de turbines pour l'industrie nucléaire ainsi que la conception de systèmes de repérage par satellites. Enfin, deux mois après avoir finalisé l'achat de la branche énergie d'Alstom, GE a annoncé en janvier 2016 la suppression de 6500 emplois en Europe, dont 765 en France. Dans ces conditions, on est frappé par le manque de vision à long terme des élites politiques françaises.
Quel avenir pour le patriotisme économique ?
Le patriotisme économique est sans conteste un thème porteur sur la scène politique française. À cet égard, les soutiens d'Emmanuel Macron en faveur de la « French Tech » à Las Vegas et à Moscou nous le rappellent. Pourtant, depuis une quinzaine d'années, en dépit des effets d'annonce des gouvernements successifs, nos fleurons nationaux ont connu de sérieux revers. Si l'industrie a payé un tribut qui s'élève à plus de deux millions d'emplois en trente ans, l'actuelle crise agricole démontre que tous les secteurs de l'économie sont concernés.
Cette situation s'explique d'abord par le réveil tardif des élites qui peine à combler le vide stratégique issu de plusieurs années de « laisser faire ». D'ailleurs, à l'échelle de l'UE, le dogme de la « concurrence libre et non faussée » se retourne tant contre les firmes françaises que celles des autres États européens.
Effectivement, sous prétexte de préserver les intérêts des consommateurs, la Commission européenne s'oppose à la constitution de champions européens. La situation en devient si grave que le journaliste Jean-Michel Quatrepoint estime qu'il est actuellement impossible de reproduire un projet industriel de l'envergure d'Airbus. Dans la compétition qui les oppose à leurs homologues étrangères, les firmes européennes ne combattent donc pas à armes égales. Somme toute, l'exemple de la France montre que l'État ne peut porter à lui seul le fardeau du patriotisme économique.
Sans une implication des citoyens et des acteurs du secteur privé (chefs d'entreprises, investisseurs, banques, salariés...) la plus habile des politiques économiques ne peut accomplir l’entièreté de ses objectifs. Dans ce contexte, la bataille mondiale pour l'innovation, la compétitivité et l'attractivité des territoires exige, plus que jamais, une synergie entre les secteurs publics et privés.
Alexandre Depont
Pour aller plus loin
Ouvrages
DELBECQUE Éric, Quel patriotisme économique ?, Paris, PUF, 2008.
GAUCHON Pascal (dir.) Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, Paris, PUF, collection Major, 2011.
HARBULOT Christian, Sabordage, comment la France détruit sa puissance, Paris, François Bourrin, Collection Thermos, 2014.
Articles
« Petit précis idéologique : le patriotisme selon François Hollande », Europe 1, 10 septembre 2012. http://lelab.europe1.fr
« Alcatel, Alstom, Lafarge, Club Med... les limites du patriotisme économique », L'Expansion / L'Express,15 avril 2015. http://lexpansion.lexpress.fr
« Pascal Salin : « Le décret anti-OPA ? C'est du chauvinisme ridicule ! » propos recueillis par M.A., Les Échos, 03 juin 2014. www.lesechos.fr
CHITOUR Chems Eddine, « Mondialisation et protectionnisme : Le patriotisme economique au XXIe siècle », Alter Info, 20 juillet 2009. www.alterinfo.net
DOIDY DE KERGUELEN Thibault, « Quand Airbus délocalise », Contrepoints, 5 juillet 2012. www.contrepoints.org
GATTEGNO Hervé, « Le patriotisme économique, c'est ringard et inefficace », Le point, 13 décembre 2011. www.lepoint.fr
JAXEL-TRUER Pierre, ZAPPI Sylvia, « Les candidats se disputent le « Made in France », Le Monde, 13 décembre 2011. www.lemonde.fr
OUBRICH Mourad, « Le patriotisme économique, une erreur géoéconomique ? », Géoéconomie, 2008/2 (n° 45), Éditions Choiseul. www.cairn.info
QUATREPOINT Jean-Michel, « Alstom, retour sur un suicide français » (entretien), Le Figaro, 11 septembre 2015. www.lefigaro.fr
SINKIEWICZ Nils, « Du patriotisme économique à la préférence nationale : l'hypocrisie du Made in France », Contrepoints, 13 décembre 2013. www.contrepoints.org
Émissions
« Made in France, retour du protectionnisme ? », Intelligence économique / France 24, 1er mars 2014. www.france24.com/fr/
« Le patriotisme économique, c'est une envie de promouvoir des valeurs et des savoir-faire », Intelligence économique / France 24, 10 septembre 2015. www.france24.com/fr/
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