Il est beaucoup plus difficile d’être immigré en France que d’être Français, et sans doute même que d’être juif en dépit de la montée de l’antisémitisme » (Alain Finkielkraut, Culture et dépendance, 2006)
Raciste, islamophobe, antimoderne, antitout… Depuis des années, Alain Finkielkraut est sévèrement fessé sur les antennes et les plateaux. Pourtant, comme nous le suggère le fragment ci-dessus, le philosophe cadre mal avec le portrait qu’on lui réserve souvent. Au-delà des légendes noires et dorées qui entourent sa personne, est-il possible d’évaluer sans trop caricaturer le gland de son œuvre ? Quelle part pour l’aversion, quelle part pour l’admiration ? Qu’y a-t-il de vrai, de faux, dans tout ce qui s’écrit sur lui ? Plus profondément, de quelle légitimité peut-on se prévaloir pour sonder l’âme d’un homme ?
Une révérence extrême envers la culture française
D’emblée, ce qui fait signe chez Alain Finkielkraut, c’est son amour de la civilisation française. Celle d’hier et d’autrefois, celle que célébrait François Mauriac dans les sixties : une histoire révérée jusqu'à l'orgasme malgré ses faiblesses, honnêtement relevées; une histoire où une certaine idée de la liberté s’est incarnée, plus fort qu'ailleurs, parmi le feu des siècles et l’injustice des hommes. A l’heure de la voie multiculturelle, du twerk et des petits connards en casquette, notre auteur regrette – comme son illustre devancier – la perte d’une certaine manière d’être au monde, qui tenait l'équilibre entre Cocteau et le général Massu :
La nation, c’est l’espace où ce qui arrive aux autres vous arrive à vous » (Le Monde, 02/02/2014)
Il s’agit pour la France de reprendre conscience qu’elle est une civilisation, et qu’elle n’a pas de plus beau cadeau à faire à tous les nouveaux arrivants que celui de son propre héritage » (BFM TV, 25 octobre 2015)
Qu’un fils d’immigrés aime autant la France, cela pourrait être un puissant symbole ; au contraire, c’est un scandale. Un scandale qui se nourrit du fiel que Finkielkraut déverse contre son époque. Il est vrai que le diagnostic est toujours noir, d’un bloc, peu nuancé : les sociabilités traditionnelles agoniseraient au profit de nouvelles valeurs individualistes et vulgaires, les technologies contemporaines aplaniraient le rapport au monde, souvent pour le pire. Ainsi, dès l’aube des années 2000, notre philosophe qualifiait internet de "vide-ordures planétaire" (L’ingratitude).
Selon lui, la civilisation numérique tue. Sous prétexte d’étendre la liberté de parole et de rapprocher les hommes par l’entremise d’agoras virtuelles, elle casse quelque chose d’irremplaçable : la poésie de la distance, de l’effort, de la persévérance besogneuse. Les lentes gestations, les maturations nécessaires sont désormais abolies par une technique qui précipite tout. Dans ces conditions, la vigne humaine ne peut plus faire de grands crus.
L’écart entre le mail et la correspondance épistolaire, entre Google et le livre, c’est le gouffre au fond duquel nous précipitons la part spirituelle de notre culture collective ; il ne nous en reste alors que l’écorce, une écorce démultipliée qui berne la plupart des consciences (cf. l’enthousiasme de Michel Serres, etc). La vérité, c’est que notre culture s’évide de l’intérieur ; son périmètre s’étend incontestablement, mais sa densité s’amenuise. Comment des génies de la trempe hugolienne peuvent-ils éclore à l’heure de facebook et de twitter, des selfies et du téléchargement ?
Premier malentendu : Finkielkraut postule la crise de la culture en son essence, tandis que ses adversaires abordent la question sous un angle quantitatif.
Un amoureux éconduit
Si Finkielkraut est toujours si noir et sinistre, c’est au fond parce qu’il porte en lui d’immenses espoirs déçus. Une blessure à vif, suintante, là où tout son être espérait : en la gauche, en son messianisme et ses promesses d’autrefois. Péguy, Ferry, la méritocratie… Un autrefois de la gauche plus lointain que l’autrefois du socialisme actuel, celui de Bourdieu et des années 60 - 70. Nouveau malentendu…
La négativité hypertrophiée de notre homme résulte d’un traumatisme, et non simplement d’une nature (il est légèrement caractériel). C’est précisément là que la plupart de ses adversaires se fourvoient : ils imaginent que l’auteur de "La défaite de la pensée" (ça ne s’invente pas !) est ontologiquement le flippé de service, l’alarmé de toujours. Non. Ils sont simplement face à un amoureux éconduit dont ils ne perçoivent que la rage. A mille lieux de soupçonner son drame, ils s’insurgent contre sa personne et se scandalisent de ses analyses.
C’est ne pas comprendre qu’il déclame à pleins poumons, en artiste possédé, et qu’au-delà de ses thèses c’est un souffle d’ordre littéraire qui s’exprime. Finkielkraut ne parle pas tant de la réalité que de la vérité : il se prononce sur les mouvements profonds de notre âme collective en délaissant l’exactitude sociologique. On le voudrait mathématicien du réel, il vous répond en philosophe romantique ; dès lors, le vaudeville est permanent…
Alain Finkielkraut, un rappeur qui s’ignore ?
A trop amenuiser notre conception de la vérité, nous dérivons vers un positivisme de la parole savante, vers un scientisme déconnecté de ce que l’on appelle "les réalités profondes". Ces réalités profondes, les chiffres et les enquêtes de terrain ne suffisent pas à les circonscrire ; il faut souvent autre chose, quelque chose qui peut se trouver dans la littérature, la poésie, l’art. Finkielkraut déverse allègrement cette part en zone médiatiquo-intellectuelle, ce que les intéressés ne lui pardonnent pas. Lorsqu’il cite d’une voix humide le mot d’un réfugié Tchèque, un concept russe ou la strophe d’un poème slave, les invités qui le jouxtent se mettent à le haïr. Comment ce type ose-t-il ? C’est si obscène !
Paradoxalement, "Finkie" partage avec le monde du rap qu’il exècre un rapport électrique à la vérité, celui qui passe par le coup de sang sentimental, le subjectivisme transcendant. Au fond, il n’est pas un intellectuel, du moins au sens convenu du terme. Sa gestuelle, sa fougue, l’intonation de sa voix en font un performeur écorché, un faune savant, apocalyptologue entre tous. Ses oracles pourraient être mis en vers, scandés par d’improbables bardes surréalistes. Il ne s’agirait pas de divertissement, mais d’un type d’enseignement blessé proche du rap. Quelque chose de violent, sans concession... Quelque chose qui gueulerait à la rue ce qu’elle-même balance aux beaux quartiers.
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