La raison, c'est aussi l'audace.
De nos jours, cette vérité ne semble plus aller de soi. Le quadrillage algébrique de notre univers retient, tel un filet noueux, les élancements généreux de notre esprit. La science actuelle imprime sur nos cerveaux toute une gamme de reflets diversifiés, dont le préjugé positiviste n'est pas le moindre. Entendons-nous: la science est une notion que la conscience collective réduit toujours aux images rassurantes de la blouse et de l'éprouvette. Sa définition rigoureuse excède pourtant radicalement ce pallier imaginal infantile.
Aussi, la majorité des grands scientifiques abordent les questionnements spirituels avec une délicatesse située aux antipodes de l'athéisme militant. Avant toute chose, nous rappellent-ils, la science scrute l'univers sous l'angle du "comment", et non du "pourquoi"; son champ d'action ne recouvre pas les grandes questions métaphysiques, lesquelles ressortissent à un ordre de réalité spécifique. L'explication rationnelle des phénomènes ne saurait être confondue avec le pourquoi de l'existence universelle, ni avec le sens profond du cosmos.
Ceci étant posé, abordons sans plus attendre le coeur de notre sujet: les anges existent-ils?
Le questionnement est obscène, incontestablement. Pour quelle raison? Avant tout parce qu'il "dévoile", parce qu'il met à nu quelque chose que nous entendons cacher: l'intime spirituel. Le sexe suintant de notre époque. Ce qui féconde, ce qui passionne, mais que l'on couvre soigneusement par pudeur et par tradition. Oui, le divin est obscène. Il fait tourner les têtes, il fascine les maniaques, il fait peur. Comme le sexe, il est éminemment dangereux; tout ce qui est ultime est dangereux.
Osons cependant. Osons aborder le sujet, non pas le traiter (quelle prétention!), mais simplement l'aborder. L'aguicher. L'entreprendre.
Affirmer que les anges existent, de nos jours, c'est littéralement provoquer, remettre en cause l'ordre culturel établi, être radicalement subversif. La base ordinaire de notre refus quant à l'existence des anges réside dans l'impression de grotesque que nous éprouvons, notamment à l'idée de créatures ailées à face humaine; l'hybridation homme-volatile nous semble totalement légendaire et puérile, étant donné notre expérience quotidienne du monde réel. Pédants, certains rappelleront l'origine iranienne des anges, leur recyclage dans les récits bibliques. On affirmera placidement qu'il s'agit d'une symbolique orientale ancienne, initialement destinée à édifier des masses de bédouins édentés. Certains, plus sensibles culturellement, évoqueront la hiérarchie des anges établie par Denys l'Aréopagite, leur présence sur les flancs des cathédrales, le travail remarquable des grands peintres classiques quant à leur représentation figurative.
Aventurons-nous un peu plus loin: au bout du compte, quelle preuve irréfutable peut-on mobiliser contre l'existence des anges? On ne les voit pas? On ne les conçoit pas selon nos schémas de représentation ordinaires? La belle affaire! Soyons sérieux, ici rien n'est prouvé contre les anges. Les ailes mélangées au corps humain? La symbolique est pourtant logique, et compréhensible: il s'agit d'évoquer des créatures intelligentes (face et corps humain) qui sont dans le même temps en contact avec le monde céleste (les ailes) en tant que médiatrices.
Si Dieu existe et qu'il est éminemment transcendant, il est logiquement admissible qu'il soit médiatisé à l'homme au travers de messagers, d'intermédiaires. Suivant cette prémisse, nous devons dès lors nous interroger: la relativité des représentations culturelles d'une chose ou d'un être implique-t-elle l'inexistence de cet être? Le fait que l'on n'ait cessé de représenter Jésus sous les traits d'un jeune aryen barbu signifie-t-il que le personnage Jésus n'a jamais existé? Le fait que l'on représente les anges avec des ailes rend-il leur existence impossible?
La réponse est non, en toute logique. Nous devons être rigoureux. La symbolique n'est pas antithétique avec le réel: elle l'esthétise, elle le médiatise, elle le traduit, elle le colore. Elle ne l'invente pas. C'est pourtant le préjugé majeur qui nous étreint de nos jours, lorsque nous abordons les Textes sacrés. Victimes d'inconséquence rationnelle caractérisée, nous assimilons le symbole à la légende, la légende au mythe, le mythe à l'invention, donc à la fiction, à l'imaginaire, au non réel.
Bien plus qu'aux ailes, les anges ressortissent à la lumière, à ce qui éclaire. A ce qui n'est pas strictement matériel, mais qui est incontestablement réel (personne ne nie l'existence de la lumière, malgré le fait qu'on ne puisse la toucher). Portons l'audace un peu plus loin:
En vérité (et la chose est très ironique), l'existence des anges pourrait constituer un aspect inattendu de la théorie de l'évolution. La science nous apprend qu'il existe une gradation croissante dans la chaîne du vivant, axée sur le perfectionnement progressif: vie minérale, végétale, animale, humaine... et angélique.
Ecoutons Lacordaire qui, au milieu du XIXe siècle, défiait les rationalistes sur leur propre terrain:
"Si la science vient à créer quelque instrument qui accroisse notre vision du côté de l'infiniment petit, nous comptons avec stupeur plusieurs mondes dans une goutte d'eau. Comment se ferait-il que la progression ascendante des êtres fût moins riche que leur progression descendante?" (Les conférences de Notre Dame, 1853-1855)
Puis d'ajouter:
"Ou bien il faut admettre que Dieu a moins tenu aux créatures intelligentes qu'aux vers de terre, qu'il a moins fait pour approcher les êtres de lui que pour les éloigner" (Ibid)
En d'autres termes, peut-on se contenter de limiter le rationnel à la tangibilité immédiate, au niveau de la science actuelle? C'est ici, paradoxalement, se faire solidaire des tenants médiévaux de la terre centre du cosmos et du soleil qui tourne autour de notre planète; l'histoire des sciences nous invite à douter des évidences ordinaires, aujourd'hui comme hier. Aussi, la question de l'existence des anges ne saurait être abordée avec la dérision instinctuelle qui nous étreint du fait de notre conditionnement temporel: c'est le XXIe siècle qui pense à travers nous, du moins chaque fois que l'évidence précède en nous le réflexe de l'analyse.
Les anges constituent une réalité logique, dans la mesure où la transcendance de Dieu implique la médiation. Le prêtre, l'ange, le prophète, les saints: autant de médiations nécessaires entre l'homme et Dieu, infiniment transcendant par nature, s'Il existe. Voici, en réalité ce qui fait véritablement question.
Pierre-André Bizien
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