Oui monsieur, le Salto Angel: la plus haute chute d'eau au monde, s’il vous plaît (17 fois la hauteur des chutes du Niagara). Littéralement, le "saut de l'ange". De quoi recourir à la terminologie biblique : on est ici dans l’ordre du miracle visuel. Salto Angel… monstre stupéfiant composé de roche qui culmine à 979 mètres. Une Babel naturelle et achevée.La nature hors d’échelle.
Pour espérer pouvoir l'atteindre, lecteur affalé, il s’agit de partir en expédition plusieurs jours. Préférable d’avoir les côtes saillantes : les aléas du climat, les pièges naturels,les anacondas, les crocodiles... on n’est pas chez Mamie.
La légende
Flash-info pour les cuistres : le Salto Angel a été baptisé ainsi en référence à l’aviateur américain Jimmy Angel, qui le découvre dans les années 1930. La légende raconte que son avion, après un atterrissage approximatif, s’enlise et reste sur le sommet pendant près de 33 ans. Un peu exagéré. L’appareil est désormais exposé à l’aéroport de Ciudad Bolivar, première grande ville située à quelques 200 km plus au nord. Ce gringo suant cherchait de l’or ; il trouva un autre trésor naturel à la place. Un rocher gigantesque qui est à l'époque déjà connu des indiens.
Point de départ de l’aventure : le parc Canaima, un territoire hostile et sauvage de quelques 3 millions d’hectares, situé au Sud Est du pays, non loin de la frontière avec le Brésil et le Guyana. Par ailleurs, chouette, le site est inscrit au Patrimoine de l'Humanité par l'UNESCO.
Assez bavassé : place à mon expédition.
Expédition en pirogue
Au parc Canaima, c’est le coup de feu pour mon groupe. Les pirogues nous attendent. L’heure est venue d’embarquer pour un voyage hors du temps, loin de toute civilisation. L’humidité pénètre nos vêtements. Nos mains sont moites. Cependant, la soif d'aventure l'emporte sur ces désagréments mineurs. L’accès aux chutes se fait à partir du rio Churun, sur lequel nous devons naviguer durant de longues heures. C'est l’aventure, la vraie. Sur ce fleuve les jaguars et les singes hurleurs nous épient depuis les hautes herbes et les arbres des rives.
Le décor si particulier nous transporte dans un monde à part, fait de végétation luxuriante et de paysages lunaires. D'immenses blocs de roches noires et quelques plages de sable rose à proximité. A mi-parcours, une courte halte est prévue pour permettre de se dégourdir un peu les jambes, sans oublier de se remplir l’estomac. Une jolie cascade et une dizaine de grosses pierres nous servent d’aire de repos. On en profite aussi pour piquer une tête. La baignade nous rafraîchit tous, c'est vital. En effet, la chaleur ici est accablante, et le soleil cogne fort.
L'aventure en pirogue se poursuit. Brusquement on aperçoit au loin le plus impressionnant de tous les tepuys: Roraima. Il trône avec des parois quasi verticales, et sillonnées de cascades.
L'excursion prend fin, car la nuit s'abat violemment sur nous. Nous sommes donc contraints d'établir un bivouac.
Camp de fortune
Le Salto Angel ne se trouve plus qu'à seulement quelques heures de marche du campement sommaire que nous établissons. Dans l'obscurité totale quelques éclats de voix humaines se mêlent au brouhaha des myriades d’insectes. Spectacle sonore ahurissant. Bruits stridents à intervalles réguliers venant rythmer l'opéra nocturne auquel nous assistons, tous ébahis. Puis un feu de camp est allumé. Par ailleurs, des hamacs nous servent de lits, notre unique lien avec la modernité si l'on peut dire.
Grecia Ramirez, une étudiante vénézuélienne de 23 ans, me livre alors ses impressions avant de s'écrouler de sommeil :
C'est pour moi une expérience vraiment unique. Quel bonheur de pouvoir s'endormir sous les étoiles et d'être bercée par le chant de la nature. Et ce malgré les moustiques qui nous dévorent !"
D'ailleurs, à ce propos, il faut s'empresser d'installer les moustiquaires. Ce à quoi je m’astreins immédiatement. Personnellement, je n’ai pas envie de rentrer avec le palu ou la dengue. C’est l'unique souvenir dont je me passerai bien. Le lendemain matin: réveil aux aurores. Je ne sais plus où je suis. Mais un flash-back surgit brutalement. Je repense au dîner de la veille. Les guides nous ont vraiment gâtés. Ces poulets cuits au feu de bois étaient particulièrement délicieux.
Retour à la réalité, j'enfile prestement un pantalon et un pull. Me voici déjà sur le pied de guerre, prêt à affronter le monstre...
Salto Angel
Le grand jour est arrivé. Désormais, il ne nous reste plus que deux à trois heures de marche à travers la forêt pour atteindre le mastodonte rocheux.
Marcelo, notre guide, nous met en garde:
Attention, surtout ne vous éloignez pas trop du sentier. Toute imprudence pourrait être rapidement sanctionnée. En particulier par les serpents qui sont légions…”
Je dois reconnaître que cet avertissement me refroidi quelque peu. Pourtant, le désir de voir la chute d'eau est plus fort que tout. J'en oublie le danger. Dans un élan d'excitation je décide même de distancer mon propre groupe. Je pars en quelque sorte en éclaireur. Sur le chemin, des bruits étranges m’inquiètent. De plus, le parcours est jonché d'une multitude d'obstacles naturels. Grandes flaques, trous, ruisseaux, branches, troncs d'arbre... tout semble mystérieusement établi pour ralentir la progression, mais j'accélère encore.
Dans cet environnement hostile et inhospitalier, je me sens bizarrement comme un poisson dans l’eau. Je perds complètement la notion du temps. Un instant je pense même être perdu… « Le petit Jérémie attend sa maman au milieu de l’Amazonie ». Le bruissement impétueux de la cascade se fait de plus en plus net. Excitation paroxystique : je réalise que je suis tout près du but.
Plus que quelques amas végétaux à traverser… Enfin la récompense est là, devant mon minuscule petit corps humanoïde. Salto Angel. Vision transcendantesque. Imaginez, petites gens, un bloc de roche grand comme trois fois la tour Eiffel, au sommet duquel coule une masse d'eau continue vers le vide, et qui vient s'écraser près d'un kilomètre plus bas. Spectacle renversant. Les bras m’en tombent.
A peine ai-je le temps de me remettre de mes émotions que la confrérie des culs bas me rejoint. Je lis sur leurs visages enfiévrés la fascination brute, la stupeur. Paris est loin, très loin…
Jérémie Dardy
Photo Anaconda: Armin Riedel
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