Auteur d’une œuvre inépuisable, Karl Rahner est sans conteste l’un des plus importants théologiens catholiques du XXe siècle. Bien des penseurs furent utiles au renouveau du catholicisme ; lui fut nécessaire. Il a su rendre définitivement obsolète le triste adage « Hors de l’Eglise point de salut ». Selon lui en effet, la Révélation déborde de la Bible pour se répandre à l’humanité entière sous forme de grâce. D’autre part, Rahner a réduit à néant la vieille figure du Dieu vengeur qui imprègne une vaste part de la pensée chrétienne traditionnelle, de Tertullien à Bossuet en passant par Pierre Damien et les inquisiteurs dominicains. Profondément optimiste, résolument œcuménique, sa théologie anéantit les lieux communs séculaires qui dissuadent le profane d’adhérer au christianisme.
Des débuts sans éclat
Karl Rahner est né le 5 mars 1904 à Fribourg-en-Brisgau dans une famille profondément allemande. Ses premières années ne le distinguent en rien de ses contemporains ; c’est un élève médiocre, sans véritable talent. Il fait toutefois la rencontre déterminante d’un jeune Italien, Pier Giorgo Frassati. Avant de disparaître prématurément, ce dernier lui communique tout son enthousiasme spirituel. A 18 ans, Karl décide donc d’entrer chez les jésuites. Il poursuit de sérieuses études supérieures en Hollande, puis obtient un doctorat de philosophie à Innsbruck. Le voilà désormais professeur de théologie. Ses premières études commencent à paraître ; la physionomie de son œuvre est en pleine gestation.
Les sources originelles de la pensée de Karl Rahner
Fondamentalement, la théologie de Karl Rahner est influencée par trois sources majeures : la métaphysique du prêtre belge Joseph Maréchal ; la spiritualité d’Ignace de Loyola ; le langage technique d’Heidegger, qu’il va audacieusement adapter à la thématique chrétienne. Le souci principal de Rahner est de coller à la structure mentale de l’homme d’aujourd’hui afin d’élaborer une théologie actuelle et pragmatique ; si l’athéisme est devenu endémique, c’est avant tout en raison du langage théologique, qui n’a pas su se renouveler.
Une théologie centrée sur l'homme et non plus sur Dieu
Toute l’œuvre de Rahner se résume à cette question principielle : comment l’homme d’aujourd’hui peut-il croire sans se départir de sa propre rationalité ? Le Traité fondamental de la foi, écrit au cours des années 60, répond point par point à cette problématique.
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Aussi vaste qu’elle puisse paraître, la théologie de Karl Rahner peut être ramenée à quatre grands axes fondamentaux qui structurent son œuvre de part en part : l’expérience transcendantale, l’auto-communication de Dieu, la grâce et le christianisme anonyme. Derrière ces termes compliqués se cachent des idées claires et limpides.
Le concept d’expérience transcendantale signifie simplement que par-delà toute espèce de religion, chaque homme est capable en lui-même de ressentir, de faire l’expérience de Dieu. Et pour cause ! Chaque être se sait limité par nature, mais toujours poussé vers un désir infini, insatiable ; que ce soit en amour ou d’un point de vue matériel, chaque homme désire toujours plus que ce qu’il possède. Son désir est par nature infini. Si donc sa nature spirituelle est proportionnée à l’infini, il ne résulte pas que du biologique, du terrestre ; son identité profonde est sur-naturelle. Voici donc l’expérience transcendantale : l’homme s’éprouve comme être de transcendance et, qu’il le veuille ou non, il ne peut pas se débarrasser de cette fringale d’absolu qui l’oriente sans cesse. On remarque aisément que ce type de raisonnement ne mobilise pas de contenu doctrinal. Voici la marque de sa théologie : elle est anthropologique car elle part simplement de l’homme pour arriver à Dieu, et non l’inverse.
Deuxième grand axe de sa théologie : l’auto-communication de Dieu. Cette auto-communication ne signifie pas communication de quelque chose, mais communication de soi : Dieu se communique à l’homme, il le divinise en s’humanisant par son Fils.
Troisième grand axe : la grâce. Cette dernière est partout et elle produit tout. Ici, Karl Rahner rejoint la conviction protestante d’après laquelle l’Eglise catholique minore trop sa réalité et son action.
Quatrième grand axe : le christianisme anonyme. Tout être humain, qu’il soit ou non chrétien, est dépositaire de la Révélation de Dieu lorsqu’il agit pour le bien. Ce point est capital, car désormais le salut devient envisageable pour toute l’humanité. Avec Rahner, l’austère sentence « hors de l’Eglise point de salut » perd toute son intelligibilité.
Limites d'une théologie audacieuse
L’œuvre de Karl Rahner comporte un certain nombre de limites. Divers défauts structurels altèrent la portée de sa théologie, en dépit de son indéniable valeur. Le principal d’entre eux réside dans la syntaxe de ses phrases : atrocement longues, viscéralement ombrageuses, certaines d’entre elles atteignent les 25 lignes. A ce degré d’étalement, l’écriture de Rahner s’apparente à un véritable ésotérisme, à une gnose opaque et hermétique. Cette maladresse de style est d’autant plus regrettable que Rahner entend justement élaborer une théologie pédagogique, accessible à l’homme moderne. Tout le drame de sa pensée tient de ce paradoxe insurmontable.
Autre faiblesse : souvent, les synthèses conclusives de ses développements apparaissent bien timides si on les compare à la richesse du corps des analyses ; ce déséquilibre résulte du respect un peu trop scrupuleux que Rahner accorde à la complexité du réel. En clair, sa verve s’exténue en raison d’un sens de la nuance trop accusé.
On l’a par ailleurs accusé d’avoir atrophié la théologie, en réduisant cette dernière au cadre d’une simple anthropologie ; si sa théologie est anthropocentrique, elle n’est donc plus théocentrique… ce qui implique que nous n’avons plus précisément affaire à un savoir sur Dieu, à une théo-logie. Sur ce point, la position de Rahner est défendable : l’homme étant fait à l’image de son Créateur, on n’est pas hors-sujet en passant par lui pour appréhender la transcendance. De même l’Ecriture n’atteste-t-elle pas, au travers des paraboles de Jésus, qu’il est permis d’évoquer Dieu par le biais des réalités profanes ?
Dernier gros point de litige : sa fameuse théorie du christianisme anonyme, qui fait de tout homme de bonne volonté un chrétien qui s’ignore. S’il est possible d’être sauvé, d’être authentifié chrétien sans avoir à appartenir à aucune Eglise, dès lors quelle priorité y aurait-il à se convertir ? En somme, la théologie de Rahner altère le caractère décisif de l’engagement dans la foi chrétienne. Elle gomme quelque peu la croix en la décentrant, en n’en faisant plus l’objet d’une adhésion déterminante. S’engager positivement pour le Christ devient donc un plus… sans plus.
Position face au protestantisme
Karl Rahner est un catholique réformé : de même que ses frères protestants, il estime que le catholicisme doit absolument être rénové, dépoussiéré, mais de l’intérieur ; car il considère que le principe de division s’oppose au précepte d’unité imposé par Jésus à ses disciples, à son peuple. « Il est clair, selon le Nouveau Testament et conformément à l’essence de l’Eglise, qu’il ne peut y avoir qu’une Eglise ». Les aberrations qui s’y déroulent doivent être combattues de l’intérieur ; ainsi, l’institution catholique du XXe siècle n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était encore au XVIe siècle. Elle s’est réformée.
D’autre part, la compétition ecclésiale que favorise le principe de division du protestantisme ne serait pas conforme à l’esprit d’unité du christianisme. Néanmoins, Rahner identifie un avantage dans cette situation de division entre chrétiens : les vérités émergent plus facilement de la confrontation dynamique plutôt que de l’union apathique.
Il reste que malgré ses multiples défauts, l’Eglise catholique devrait primer par principe : la communauté à laquelle j’appartiens doit être une réalité indépendante de ma subjectivité et le caractère sacré de l’institution, comme celui de la nature humaine, est indépendant des actes commis : Dieu est l’auteur de l’Eglise comme il est l’auteur de l’Ecriture. Cette dernière est pleine de défauts formels, mais sa substance est sacrée. Tout chrétien doit vérifier si la confession à laquelle il appartient ne contredit pas la « substance fondamentale du christianisme ».
Citations intéressantes
« L’anthropologie est le premier mot de la christologie ; la christologie est le dernier mot de l’anthropologie » (la formule qui imprègne toute son œuvre)
« Comment un chrétien peut-il parler correctement de Dieu s’il ne parle pas aussitôt de l’homme ? » (Le courage du théologien)
« La liberté est l’événement de l’éternel » (Traité fondamental de la foi)
« La vérité que l’on se contente d’engranger ou de transmettre telle quelle, sans un ressourcement constant à la Révélation elle-même, pourrit comme la manne» (Œuvres)
« Celui qui s’engage de façon radicale et sans réserve à l’égard d’un homme consent implicitement au Christ dans la foi et dans l’amour » (Traité fondamental de la foi)
« On n’a encore quelque chose à faire avec Jésus que si on lui saute au cou » (Aimer Jésus)
Petite vidéo intéressante à propos de Karl Rahner: http://www.youtube.com/watch?v=ZWeqGTaxJFM
Pierre-André Bizien
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