Depuis l’époque de la Réforme, l’Europe est balayée par de violentes bourrasques théologiques. La Renaissance vient de dénuder l’Homme, et les fronts se mettent à rougir. En France, un ample mouvement spirituel se répand au sein des élites sociales des XVIIe et XVIIIe siècles : le jansénisme. Austère et profondément ascétique, ce courant religieux pâtit d’une image généralement négative qui, nous tenterons de le démontrer, gagnerait à être nuancée.
De fait, le jansénisme incarne une réalité foncièrement savonneuse, qui échappe à l’usuelle alternative progressisme/obscurantisme. Intrinsèquement, il s’agit d’un féminisme antisexuel. Déroutante réalité, extra-morale et capricieuse. Entre les murs de l’abbaye de Port-Royal, épicentre du courant, les religieuses étaient soumises à des règles de vie d’une extrême sévérité.
Réveil quotidien à 5h30 du matin, travaux manuels obligatoires, repas de soupes, silence impératif à partir de 18h30 entraînant l’obligation de communiquer par signes jusqu’à la fin de la journée… Dès 1609, la mère Angélique interdit toute propriété personnelle, et les religieuses sont incessamment mises en garde contre les sensualités de ce monde. L’art lui-même refléterait sourdement l’expression de la concupiscence.
Un phénomène religieux singulier
Selon l’esprit janséniste, il existe trois types de libido : la libido sentiendi (concupiscence des sens); la libido sciendi (concupiscence de la connaissance) ; la libido dominandi (concupiscence de l’orgueil). Si l’art est incriminé, c’est parce qu’il résulte d’un subtil alliage entre la libido sentiendi et la libido sciendi. Il génère le divertissement, le mensonge et la séduction des formes ; ses chatoiements multiples invitent à toutes sortes de perceptions sensuelles et voluptueuses. L’art religieux est lui aussi soupçonné : les excès ornementaux souillent les églises, chargeant les espaces dévolus à la simplicité divine.
Nous sommes ici dans le registre du viol symbolique, puisque le dépouillement de l’espace sacré – sa virginité – est profané. Les codes et la sensibilité jansénistes nous déroutent du fait de leur extrême fébrilité. Nous sommes en présence d’une dimension culturelle foncièrement autre, étrangère : le temps est une autre dimension de l’espace.
L’ombre du sexe s’infiltre partout, et les jansénistes la décèlent jusque dans la musique. Afin de prévenir toute délectation sensuelle à motif auditif, on privilégie durant les cérémonies les chants frustres et collectifs. Le grand Saint Cyran ira jusqu’à prôner une esthétique de la laideur : la beauté séduit, la vérité doit quant à elle édifier. Dans le prolongement de cette perspective, la mère Angélique poussera le zèle jusqu’à tendre une chambre avec une tapisserie à l’envers, afin de prémunir le regard des illusions sensitives. N’allons pas plus avant : le jansénisme, qui est ontologiquement divers, n’a jamais éprouvé l’ambition d’assassiner l’art. Il l’a seulement comprimé.
Port-Royal puise toute sa sève aux sources de la théologie augustinienne. Cette dernière se signale avant tout par son pessimisme métaphysique, et par son interprétation maximaliste du péché originel : la chute de l’homme est appréhendée avec un sérieux extrême, de façon quasi littérale. L’Eglise officielle est même acculée à rejeter ce positionnement dangereux. Il n’empêche : le jansénisme poursuit sa conquête des consciences. Son influence marque tout particulièrement les milieux de la magistrature ; la répression accrue des grossesses extra-conjugales en est l’une des conséquences les plus significatives. Il n’empêche, une partie de la noblesse frivole se rapproche passionnément des jansénistes.
La mère Angélique tolère ainsi la présence occasionnelle de quelques grandes dames, qui ne se privent pas d’exposer leur piété dilettante devant les moniales. De toute évidence, cet état de fait invite l’historien à ne pas conclure trop rapidement au caractère totalitaire du quotidien janséniste. De la règle à la pratique, il subsiste un vaste espace, des interstices plus ou moins béants que nous ne saurions négliger.
Considérons deux cas particuliers : celui du duc de Luynes, et celui de Louise-Marie de Gonzague. Le premier vécut dix années de continence auprès de Port-Royal à la suite de la mort de sa femme. Harcelé par le désir sexuel, il fit rapidement part de son intention de se remarier à ses directeurs de conscience. Ceux-ci l’enjoignirent sans relâche de ne pas céder à la tentation, en usant de toutes sortes de mesures (privation répétée de communion lors des messes, exercices d’humiliation visant à faire ployer la chair…). Au terme de dix années de combat intérieur, le duc de Luynes finit par écouter son instinct : il s’éloigna de Port-Royal et se maria avec sa nièce. De son côté, la duchesse Louise-Marie de Gonzague fréquenta les sœurs jansénistes un certain temps jusqu’à son mariage avec Ladislas IV, roi de Pologne.
Il nous apparaît clairement – d’après l’histoire de ces deux personnages et en dépit de leur condition sociale particulière – que Port-Royal n’était pas l’enfer claustral que nous pourrions être tentés d’imaginer. L’anti sexualisme y était cependant d’une virulence incontestable, comme nous l’attestent certaines anecdotes biographiques : un janséniste laïc, Pierre Lombert, tentera à plusieurs reprises de se castrer au fer rouge afin de rester chaste.
Modernité paradoxale
Pourquoi, dès lors, Port-Royal peut-il être à bon droit considéré comme un foyer de modernité préfigurant les Lumières ? En tout premier lieu en raison de la place de choix qu’il offre aux femmes et aux laïcs en général. A ce sujet, l’audace janséniste peut être qualifiée de révolutionnaire : les demoiselles y sont soigneusement instruites, tout spécialement dans le domaine des sciences. Les adversaires du courant railleront ces femmes « raisonneuses » et savantes dont le profil jure si fort avec la société d’Ancien Régime.
D’autre part, de fortes innovations liturgiques sont établies, bousculant les vieilles traditions ecclésiales; à ce propos, certains accuseront le jansénisme de chercher à «faire monter les femmes à l’autel». Enfin, l’invitation à la lecture libre et directe des Ecritures, qui subvertit l’usage catholique ordinaire (lequel se maintiendra jusqu’au XXe siècle). Phénomène historique déroutant, dérangeant, le jansénisme échappe à toute conceptualisation rigide : indice d’une liberté ontologique surprenante, miracle austère et passionnant… qui nous invite au décentrement intellectuel, à l’élargissement des rives de notre instinct perceptif.
Pierre-André Bizien
Références bibliographiques intéressantes :
« Augustinisme, sexualité et direction de conscience : Port-Royal devant les tentations du duc de Luynes », Jean-Louis Quantin, Revue de l’histoire des religions, t.220, avril 2003
« La vie quotidienne des jansénistes », René Taverneaux, Hachette, 1973
« Jansénisme et puritanisme », Bernard Cottret, Nolin, 2002
« Chroniques de Port-Royal », Port-Royal et la vie monastique, n°37, 1997
« Le jansénisme », Françoise Hildesheimer, Publisud, 1991
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