Si la micro-moustache incarne assurément l’antisémitisme dans notre imaginaire collectif, les longs favoris fournis symbolisent parfaitement l’époque coloniale. Dans le cas français, la foison pileuse d’un Jules Ferry nous précipite en pleine arène, au cœur des cénacles grouillants de la IIIe République. Ferry, c’est avant tout l’icône d’une gauche laïque et méritocratique, dont l’édifiante mémoire nous imprègne encore ; c’est aussi, quoi qu’on en taise, la figure d’un colonialisme virulent, maniaque, obsessionnel. Depuis Fontenoy, l’on sait que c’est à messieurs les anglais de tirer les premiers ; en cette fin de XIXe siècle, concernant la conquête de nouvelles terres, la perfide Albion ne déroge pas à la règle. Ainsi développe-elle, dès 1878, un vaste mouvement d’expansion impérialiste.
Une âpre course coloniale entre les puissances européennes est enclenchée. L’Allemagne, qui vient d’humilier la France lors de la guerre de 1870, voit d’un bon œil cette conjoncture ; aussi va-t-elle consciencieusement l’encourager. Bismarck y perçoit un dérivatif aux instincts de revanche des français, un palliatif commode à leur honneur national bafoué, enfin –et surtout- un gouffre financier qui les empêchera de jouer les premiers rôles sur le théâtre européen.
C’est donc à la conquête de l’Afrique noire, du Maghreb et de l’Asie que se lance la France, malgré de vives oppositions politiques internes. Contrairement à ce que certains clichés nous entraînent à penser, c’est bien dans la gauche républicaine et socialiste que l’aventure coloniale trouve alors ses plus fervents partisans. On y attache l’espoir de juteux débouchés commerciaux, la possibilité d’acquérir de nombreuses ressources à faible coût. Considérations bassement matérielles, qu’on vernira d’un luisant alibi moral : ainsi s’agirait-il avant tout d'apporter le progrès de la civilisation aux prétendues « races inférieures ».
Le débat prendra tout son relief à la chambre des députés en 1885, au sujet de l’expédition militaire au Tonkin. Jules Ferry monte à la tribune et expose sa pensée : « il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». Ce à quoi réplique un Clémenceau pénétrant, à contre-courant de sa propre famille politique (la gauche) : «Races supérieures, races inférieures, c'est bientôt dit. Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est une race inférieure à l'Allemand.
Depuis ce temps, je l'avoue, j'y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer «homme ou civilisation inférieure». De son côté, la droite monarchiste et nationaliste fait du combat anticolonialiste son cheval de bataille. De fait, les provinces perdues de l’hexagone lui sont plus chères qu’un hypothétique et lointain empire. Aussi ne rêve-t-elle que d’une chose : prendre la revanche sur l’Allemagne. A quoi bon acquérir des territoires en Afrique et en Asie, investir argent, forces et énergies dans un projet qui nous détourne de l’essentiel ? Paul Déroulède, chantre de l’ultranationalisme, le résume en ces termes : « J’ai perdu deux sœurs, l’Alsace et la Lorraine, et vous m’offrez vingt domestiques ! »
Concernant cette sulfureuse question coloniale, le renversement idéologique entre la gauche et la droite n’interviendra qu’au cours du XXe siècle. En 1925 encore, à la chambre des députés, le socialiste Léon Blum pouvait s’écrier : « Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture, et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science ou de l’industrie ».
En définitive, c’est la condamnation calculée du colonialisme par Lénine et l'Internationale communiste qui marque pour la gauche le début de son combat en faveur des indépendances. En militant bien tardivement contre l’empire colonial français, elle emploiera tout son zèle à défaire ce qu’elle avait initialement souhaité. Décidément, il n’est pas d’innocence morale en politique.
Olivier Tosseri
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