Les troupes coloniales de la Première Guerre mondiale - victimes, chiffres, Afrique, Asie

 

Faire la part du mythe et des réalités, au-delà des polémiques. Comptabiliser le nombre de victimes, comparer les chiffres sans esprit partisan, et restituer l'intrication des contextes de l'époque. Ainsi se présente la mission de l'historien. 

 

Entre autres spécificités macabres, la Grande Guerre fut le premier conflit impérial massif du XXème siècle ; toutes les puissances coloniales y mobilisent leurs vastes ressources et emploient des contingents d’indigènes dans leurs rangs pour les combats. La Grande-Bretagne enrôlera quelques 2,6 millions d’hommes issus de ses colonies ou dominions ; la France, pour pallier son déficit quantitatif avec l’Allemagne, recrutera 580.000 soldats “Indigènes” (Sénégalais, Algériens, Malgaches, etc.) ainsi que 340.000 travailleurs autochtones et étrangers.

 

Ces armées coloniales combattront sur tous les fronts : Palestine, Syrie, Mésopotamie, Afrique et Europe. Cependant, comme le souligne l’historien Marc Michel : “Il faut faire un sort à la légende d’hommes envoyés systématiquement à la mort en boucliers de soldats blancs” (in Les Africains et la Grande Guerre) ; de fait, le taux de pertes entre soldats coloniaux et fantassins métropolitains fut sensiblement équivalent, voire inférieur pour les premiers. En outre, leur ardeur au combat fut unanimement reconnue.

 

Pertes humaines

 

-Troupes coloniales “indigènes” françaises : 71.000 morts

-Français blancs des colonies : 16.000 morts

-Troupes métropolitaines françaises (de “souche”) : 1,31 million de morts

 

Comparatif

 

-France : 1,31 million de soldats métropolitains morts / 71.000 soldats coloniaux indigènes morts

-Royaume-Uni : 885.000 soldats métropolitains morts / 229.000 soldats coloniaux morts (dont une majorité de Blancs)

 

Sur les 9,5 millions de morts militaires de la Grande Guerre, 95% sont des Européens. Il est donc particulièrement abusif de soutenir – avec une arrière-pensée polémique évidente – que l’Afrique a servi de chair à canon aux soldats blancs, planqués aux arrières. Cette conception est scientifiquement fausse, et purement mensongère.

 

Force noire

 

En 1910, le futur général Mangin publie “La Force Noire” ; il y défend le recours à une force autochtone noire garantissant la défense du domaine colonial français. Il écarte les Nord-Africains qu’il juge “les plus ingouvernables de tous les peuples”. Selon lui, il faut créer “une armée africaine, dont le camp serait en Algérie et le réservoir en Afrique occidentale” (in Charles Mangin, La Force noire). Quant au général Pennequin, il préconise l’emploi d’une “armée jaune”.

 

Les députés français ne suivent pas ces préconisations. C’est finalement la crise des effectifs qui poussera les autorités civiles et militaires à recruter massivement des Indigènes ; l’objectif vise à suppléer les pertes métropolitaines sur le théâtre européen, et non à remplacer les uns par les autres. Notons que la conscription ne sera significative qu’à partir de l’été et de l’automne 1916.

 

Modes de recrutement

 

Le recrutement de troupes indigènes suscite à la fois résistance et adhésion au sein des populations autochtones ; entre août 1914 et avril 1915, 60% des nouveaux engagés accepteront de s’enrôler dans l’armée française pour obtenir leur naturalisation. Pour faciliter l’enrégimentement, un système de primes est mis en place ; ainsi, “les femmes d’engagés recevant la même allocation que les femmes françaises et leurs enfants, les Algériennes “deviennent de bons agents recruteurs” (Chantal Antier-Renaud, Les soldats des colonies dans la Première Guerre mondiale).

 

À cela s’ajoutent les promesses de nourriture et de vêtements. Le 9 octobre 1915, un décret déclare mobilisable tout “Indigène” âgé de 18 ans : “Recrutement volontaire, non forcé et méthodique des “Indigènes” de nos colonies. Mais l’âge du contractant sera apprécié approximativement”. À terme, l’armée souhaite que le recrutement devienne obligatoire.

 

Conscriptions forcées

 

Parallèlement à ces enrôlements volontaires, d’autres engagements sont contraints et forcés ; entre autres exemples, citons le cas d’Abdoulaye N’Diaye. Il témoigna ainsi :

“J’ai été enrôlé de force en 1914, puis emmené à Dakar. On a été regroupés et on a embarqué sur un bateau qui a fait escale à Casablanca” (cité dans Serge Bilé, Mathieu Méranville, Poilus Nègres).

Le tirailleur sénégalais participera à l’expédition des Dardanelles, à l’offensive de la Somme et aux combats de Verdun ; il sera blessé à plusieurs reprises. Ironie du sort, il mourra la veille de la remise de sa Légion d’honneur, à l’âge de 104 ans.

 

Blaise Diagne

 

Fait notable, la levée d’hommes de 1915-1916 provoqua la “Grande Révolte” de l’Ouest Volta ; ce sera le plus grand soulèvement de toute l’histoire coloniale en Afrique noire française. En quelques jours, plus de 500 villages se soulèvent et 160.000 insurgés prennent les armes ; les autorités coloniales viendront à bout de cette immense insurrection seulement après neuf mois d’une répression féroce.

 

Blaise Diagne, député du Sénégal, jouera ensuite un rôle central dans la normalisation des relations entre la métropole et les populations indigènes ; le seul élu africain à la Chambre des députés pesa également d’un poids capital dans la campagne de recrutement de 1918 (elle s’effectuera cette fois sans heurts). Il s’évertuera aussi à “favoriser l’accession des populations indigènes aux droits politiques par le biais de leur participation pleine et entière dans la défense de la France” (Rémy Porte, Dictionnaire de la Grande Guerre 1914-1918).

 

Le mythe de la chair à canon

 

Pour l’historien Jean Martin, il est important de déconstruire le mythe de chair à canon :

 

Tout le monde était de la chair à canon. Quand vous voyez la région Bretagne par exemple, elle a payé un tribut plus lourd que le Maghreb. Pour les Bretons, on a profité du sentiment religieux et des distributions d’eau de vie pour les envoyer au front".

 

 

Au total, l’armée d’Afrique a perdu près de 45.000 hommes, ce qui représente un peu plus de 3% des morts français de la Grande guerre. (France 24, 30/10/2014). Pour rappel, les Maghrébins (Algériens, Tunisiens et Marocains) et les “Sénégalais” (soldats noirs originaires de toute l’Afrique Noire française - AOF et AEF) paieront un tribut humain plus lourd que leurs homologues asiatiques ; pourquoi ? Notamment car les Indochinois seront davantage mobilisés dans les usines d’armements et les Malgaches majoritairement utilisés pour les travaux de génie.

 

L’amorce de la décolonisation ?

 

Si la présence de soldats indigènes sur les champs de bataille de l’Europe influa peu sur le cours de la guerre, elle permit de semer les germes de la contestation coloniale ; en effet, l’expérience métropolitaine et “l’impôt du sang” payé par les colonisés contribuèrent fortement à leur éveil activiste et à la multiplication de leurs revendications politiques. Pendant l’entre-deux guerre, souvent considéré comme l’apogée des empires, les États métropolitains se verront contraints d’adopter des politiques réformistes afin d’endiguer ces mouvements contestataires.

 

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le processus de décolonisation s’accélérera ; la Charte de l’Atlantique (1941), la Charte de l’ONU (1945) et la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) réaffirmeront le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. De plus, l’URSS et les Etats-Unis soutiendront les mouvements autonomistes ; cela favorisera l’indépendance des peuples colonisés désireux de constituer de nouveaux États-nations.


Jérémie Dardy

 


Pour aller plus loin 


Chantal Antier-Renaud, Christian Le Corre, Les soldats des colonies dans la Première Guerre mondiale, Histoire, Ouest-France, 2008

Serge Bilé, Mathieu Méranville, Poilus Nègres, Soldats Créoles et Africains en 14/18, Éditions Dagan, 2014

Yves Buffetaut, Atlas De La Première Guerre Mondiale - La Chute Des Empires Européens, Editions Autrement, 2013

François Cochet, Rémy Porte, Dictionnaire de la Grande Guerre 1914-1918, Robert Laffont, 2008

Eric Deroo, Antoine Champeaux, La force noire : Gloire et infortunes d'une légende coloniale, Tallandier, 2006

Richard S. Fogarty, Race and War in France: Colonial Subjects in the French Army, 1914–1918, The Johns Hopkins University Press, 2008

Jacques Fremeaux, Les Empires coloniaux, Une histoire-monde, CNRS, 2012

Robert Galic, Les Colonies et les Coloniaux Dans la Grande Guerre, Editions L’Harmattan, 2013

Jean-François Klein, Pierre Singaravélou, Marie-Albane de Suremain, Atlas des empires coloniaux : XIXe-XXe siècles, Éditions Autrement, 2012

Alexandre Lafon, La France de la Première Guerre mondiale, Armand Colin, 2016

Joe Lunn, L'odyssée des combattants sénégalais, Editions L’Harmattan, 2015

Charles Mangin, La Force noire, Hachette Livre BNF, 2016 (première éd. 1910)

Marc Michel, Les Africains et la Grande Guerre, L'appel à l'Afrique (1914-1918), Karthala, 2014

Pierre Royer, Dico atlas de la Grande Guerre - Chronologie de la Première Guerre mondiale, 1914-1918, Atlas, 2013

Dick Van Galen Last, Des soldats noirs dans une guerre de blancs (1914-1922) : Une histoire mondiale, Université de Bruxelles, 2015

 


 

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