Warren Buffet avait averti : c’est quand la mer se retire que l’on découvre ceux qui se baignaient sans maillot. En quoi l’Afrique est-elle concernée par cette boutade de vieux mâle blanc richissime ?
La réponse tient aux milliards évaporés chaque année sur le continent, et dont il convient de retracer le parcours ; des milliards ruisselant abondamment, mais enterrés sous les consciences des élites politiques, financières, et – nous l’expliquerons – des populations locales.
Alors que l’Union européenne génère une croissance flaccide d’1,5% chaque année, l’Afrique bénéficiait d’un violent taux de 5,5% par an en moyenne, de 2005 à 2015. Ce résultat apparemment positif cache une réalité économique sournoise : rien qu’en 2011, 946 milliards de dollars ont été détournés en Afrique (source : Global Financial Integrity). Cette pandémie participe du fait que 46% des Africains vivent sous le seuil de pauvreté (chiffre 2015). Des solutions existent au problème, mais un lourd diagnostic doit être établi en amont. Voici donc quelques éléments concrets d’analyse.
Des Afriques économiquement diverses
La santé économique des pays africains présente de fortes disparités, malgré une présence très caractéristique de la corruption dans toutes les zones géographiques du continent.
Le Botswana incarne ici une exception notable, plutôt spectaculaire : pays désertique à 85% (en Afrique australe), il bénéficie d’une économie solide et d’une démocratie très perfectionnée. La corruption y est faible. Plus généralement, les pays de l’Afrique anglophone sont réputés moins exposés à la mauvaise gouvernance et à la criminalité économique que les anciennes colonies de l’espace francophone.
La corruption s’enkyste naturellement sur la carence des infrastructures vouées à la circulation de l’argent. Les flux économiques, soumis à de forts "à-coups" structurels, débordent des réseaux de transmission officiels ; on constate aussi de nombreuses entailles dans les circuits. L’argent semble fuiter de partout et manque naturellement, en fin de parcours, dans les budgets des Etats.
Logique de la corruption en Afrique : exemples concrets
Avant tout, le fléau qui touche le continent est imputable à l’ampleur de la corruption discrète, aux petits arrangements quotidiens qui plombent l’efficacité des services de l’Etat. Exemples majeurs : l’absentéisme endémique des enseignants et des fonctionnaires. En 2002 en Ouganda, le taux d’absentéisme des prestataires de services de santé s’élevait à 37%.
Autres problèmes : les recrutements de complaisance générant une incompétence chronique dans les services, et la pratique généralisée de l’achat des autorités. Tout se paie à chaque échelon de l’organisation collective, ce qui place les populations les plus démunies dans un gouffre sans fond.
-Au Cameroun, par exemple, il n’est pas rare qu’un surveillant d’examen fournisse quelques réponses à une élève afin de s’accaparer son cul. En s’attardant dans certains quartiers de Yaoundé, l’observateur méticuleux pourra découvrir des fœtus et des nourrissons mort-nés enfouis dans une poubelle, sur le rebord d’un sentier… sans noircir outre mesure la situation, il convient de reconnaître le degré d’horreur sanitaire qui sévit dans le pays : la cécité volontaire des autorités est flagrante.
-Durant les années 90, selon certaines études, plus de 50 % des médicaments vendus dans les pharmacies du Nigeria étaient des contrefaçons. Le nombre de morts provoquées par cette carence sanitaire est inchiffrable.
-Des ministres béninois ayant volé 4 millions d’euros à la coopération néerlandaise, les Pays-Bas ont mis fin à leur programme d’aide au pays (mai 2015). Cette même année, la capitale Cotonou ne disposait toujours pas de transports publics.
-Le Burkina Faso est particulièrement touché par l’inflation des fonctionnaires fictifs : des citoyens récupèrent le salaire de parents fonctionnaires décédés depuis des années. En 2015, le pays s’est engagé à éradiquer cette pratique (elle représentait un coût annuel de plus de 2,7 milliards de F CFA).
-Dans le même registre, en 2010, l’État camerounais avait détecté près de 15 000 agents fictifs sur son sol.
-Au Gabon, pays recouvert à 87% par la forêt, la corruption semble une vermine poussant jusqu’au ciel : en 2014, les instances officielles du pays ont déclaré que plus de la moitié du budget de l’Etat (4,57 milliards d’euros) aurait disparu dans la nature (sur plusieurs années). En cause notamment, les incroyables "fêtes tournantes" commémorant l’indépendance dans une ville différente chaque année (surfacturations hallucinantes, marchés fictifs…).
-Au Mali, les détournements de fonds publics atteignent des proportions extraordinaires. Entre 2013 et 2014, l’équivalent de 234 millions d’euros ont été détournés (Source : RFI, 7 mai 2015). Fréquemment, des fonctionnaires commandent pour leur équipement de bureau des appareils hautement perfectionnés, s’arrangent avec le fournisseur, se font livrer des appareils de moindre qualité… tout en se faisant rembourser la facture officielle. Régulièrement aussi, les agents du Trésor public ne reversent pas l’intégralité des sommes collectées sur la population.
-En 2012 au Sénégal, l'Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac) est enfin créé, grâce à l'élection de Macky Sall : on y traque les fraudes du quotidien, et les dénonciations affluent. En 2016, la note IPC du Sénégal (indice de perception de corruption) est de 44 points sur 100 (les bons élèves, Botswana et Cap-Vert, culminent respectivement à 63 et 53 points. Les mauvais élèves se bousculent : Mali 35 points, Côte d'Ivoire 32 points, Tchad et RDC… 22 points !)
La question de la psychologie collective
Certains auteurs africains dénoncent régulièrement les facteurs psychologiques qui paralysent le continent. Premier problème, la tendance à faire reposer tous les échecs africains sur le dos de l’Europe et de l’Occident :
« Si je peux blâmer la colonisation, je peux aussi m’interroger sur ma part de responsabilité dans ce que je suis » (Alain Mabanckou, Le Monde, 19 mars 2016)
« Il ne faut pas voir en chaque geste de l’Occidental une insulte au Noir africain » (Moussa Konaté, L’Afrique noire est-elle maudite ?, 2010)
La géographe Sylvie Brunel est ici catégorique :
« L’Afrique est riche mais il y a un gâchis colossal. Les gouvernements ont tendance à chercher des boucs émissaires extérieurs. Et nous rentrons dans leur jeu en nous demandant « ce que nous pouvons faire pour l’Afrique ». Il faut plutôt se demander ce que l’Afrique peut faire pour elle-même. C’est aux Africains de prendre en charge leur développement » (La Croix, 29 juin 2015)
La mondialisation étant un phénomène dont la férule s’impose aussi aux pays d’Europe (plans sociaux en série, chômage endémique, dumping social, régions sinistrées…), il convient de nuancer sensiblement la grille d’analyse exploiteurs/exploités, Nord riche/Sud pauvre. Certains pays africains, comme le Rwanda, parviennent à utiliser judicieusement le levier de la mondialisation, tandis que d’autres en sont les victimes – mais souvent pour cause de négligences. La mondialisation étant une réalité strictement amorale (donc ni gentille ni méchante en soi), il convient de l’appréhender sans terreur mais avec vigilance : la corruption interne décuple les effets négatifs de la mondialisation.
Autre problème, certaines résistances culturelles à la modernité démocratique :
« Quand un Africain gouverne, il gouverne toujours avec son ethnie, qui elle-même gouverne avec sa famille, qui elle-même gouverne avec le clan » (Alain Mabanckou, France Ô, 1er novembre 2015)
Le schéma idyllique de l’agora citoyenne délibérative est considérablement brouillé en Afrique subsaharienne, en raison du poids social de l’ethnie, du groupe linguistique, voire de la caste (très prégnante au Sénégal). La corruption trouve dans ces espaces de sociabilité fragmentés de puissants débouchés.
La culture de la débrouille, vitale en temps de crise, peut se retourner contre les Etats lorsqu’il est question d’imposer des règles claires au profit des populations.
Enfin, l’Afrique connaît l’effet pervers de la perfusion financière issue des diasporas en Occident. La manne récoltée fructifie mal, s’évaporant sans cesse (elle représente près de 60 milliards d’euros par an). L’emprise sociale de la famille élargie n’aide pas toujours l’émancipation individuelle : dès qu’une situation financière est acquise, il convient de subventionner la fratrie élargie aux confins de la galaxie.
Quelles solutions ?
-Réformer les consciences avant d’attendre les miracles de la bonne gouvernance. La corruption d’en haut est corrélée à la corruption ambiante à tous les échelons de la société.
-Réformer la structure de la solidarité sociale élargie, dont les effets pervers entravent l’émancipation des individus (attention : en Afrique, le sexe n’est pas un indice d’émancipation).
-Transformer l’essai du génie subsaharien (tolérance religieuse en avance sur l’Occident, importance de la position de la femme, encore trop conditionnée par son statut de mère). L’inventivité foisonnante africaine doit être mise au profit de projets durables, et acquérir une certaine rigueur structurelle dans ses applications.
-La corruption light du quotidien doit être traquée par des instances de proximité.
-La coopération panafricaine doit être renforcée en matière de lutte contre la corruption internationale. Le "dégagisme" doit être appliqué contre les gouvernants pris la main dans le sac.
-Une coopération renouvelée doit être instaurée avec l’Occident, avec accueil d’équipes européennes tournantes tout au long de l’année, auprès des milieux fonctionnaires. Le spectre de la colonisation doit être psychologiquement dépassé, pour que l’Afrique puisse enfin dépasser ses traumatismes.
Pierre-André Bizien
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