Inventé en 1993 par l'écologiste canadien Patrick Mooney, le terme de biopiraterie désigne la privatisation des ressources vivantes et des savoirs traditionnels liés à leur utilisation. Bien que ce phénomène ne soit pas récent, les progrès des biotechnologies lui ont donné un essor sans précédent. Les secteurs pharmaceutique, agro-alimentaire et cosmétique ont ainsi régulièrement été accusés de piller la biodiversité des pays émergents. Au regard des sommes colossales rapportées par les produits qu'elles développent, certaines transnationales font peu de cas des questions de bioéthique. Pourtant, l'adoption de la Convention sur la Diversité Biologique, à l'issu du sommet de la Terre en 1992, a inscrit dans le droit international les principes de protection et d'exploitation responsable de la biodiversité.
Un antagonisme Nord/Sud?
Le processus qui conduit au biopiratage peut être décrit de la manière suivante : après une phase de bioprospection, une société isole en laboratoire un principe actif issu des éléments biologiques qui ont été prélevés. L'utilisation d'une technique particulière d'extraction, ou bien la modification inédite d'une molécule ou d'un gène, permet ensuite à une firme de déposer un brevet. Le dépôt de ce brevet lui confère dès lors des droits de propriétés intellectuelles sur un produit, même s'il a été fabriqué à partir de ressources biologiques et de connaissances vernaculaires.
Depuis une vingtaine d'années, de nombreux cas de biopiraterie ont été médiatisés. Celui du « neem », le margousier indien, figure parmi les plus emblématiques car il est utilisé depuis des temps immémoriaux – à des fins agricole et médicale. Au milieu des années 1990, 64 dépôts de brevets concernaient les propriétés de cet arbre, dont l'un était détenu par la firme d'agrochimie Grace. Ce dernier, concédé en 1994 par l'Office européen des brevets (OEB), concernait les propriétés fongicides du neem dont Grace se servait pour produire un pesticide. En Inde, l'installation d'une usine et la constitution d'un réseau de fournisseurs de semences par Grace se révélèrent désastreuses pour les populations locales. En effet, le prix au kilo des graines de neem passa de 7 à 70 roupies, les rendant dès lors inaccessibles aux plus pauvres. Cette situation provoqua un scandale au sein de la société indienne mais il fallut attendre 2001 pour que l'OEB révoque le brevet de Grace. Cela ne se fit qu'au prix d'un intense combat mené par l'écologiste Vandana Shiva, la Fédération internationale des mouvements d'agriculture biologique et les députés Verts du Parlement européen.
Interrogée à ce propos par la journaliste Marie Monique Robin, dans le documentaire Les pirates du vivant (2006), Vandana Shiva déclarait ceci :
Le brevetage du vivant est dans la continuité de la première colonisation. Le mot patente ou brevet, vient lui-même de l'époque de la Conquête. C'était une lettre patente donnée par les rois et les reines d'Europe à des aventuriers et des pirates dans laquelle ils disaient ''partez, trouvez des terres hors d'Europe et possédez-les en notre nom grâce à ce bout de papier''. Aujourd'hui, les biopirates viennent avec un bout de papier, il n'y a pas de différences. C'est une lettre-patente, un brevet qui dit ''va et possède les formes de la vie du monde au nom des multinationales'' »
L'affaire du haricot jaune, et autres litiges
En Amérique, l'affaire du « haricot jaune » illustre également la manière dont des entreprises s'approprient la biodiversité. Alors que les haricots sont cultivés depuis des milliers d'années au Mexique, en 1999 Larry Proctor, directeur de la société Pod-Ners, a obtenu un brevet sur la variété dite « enola » auprès du Bureau américain des brevets (USPTO). Dès lors, il est devenu pour une durée de vingt-ans le détenteur des droits exclusifs de commercialisation du haricot jaune aux États-Unis. De facto, ce brevet a permis à Proctor de réclamer des royalties sur les importations des haricots « mayocoba » en provenance du Mexique.
Ainsi, pour chaque livre de haricots jaunes importée, les agriculteurs mexicains devaient lui reverser 0,6 dollars. Par conséquent, la production des paysans du Mexique n'était plus compétitive et ils furent privés d'un débouché commercial majeur. Face à ce cas de spoliation du patrimoine agricole mexicain, la révocation du brevet du haricot « enola » a duré dix ans. Elle n'a été rendue possible que par une importante mobilisation des Mexicains, par l'intervention du Centre International pour l'Agriculture Tropicale (CIAT), et de la FAO (Organisation des Nations-Unies pour l'alimentation et l'agriculture). Ces deux institutions prouvèrent que le profil génétique du haricot « enola » était identique à celui des haricots jaunes mexicains.
À l'instar de l'Asie et de l'Amérique, le « continent noir » est aussi touché par le biopiratage. En janvier 2010, Nestlé a déposé cinq demandes de brevets pour utiliser le rooibos et le « honeybush », pour leurs propriétés cosmétique et anti-inflammatoire. Cependant, Nestlé n'a jamais demandé d'autorisation au gouvernement sud-africain pour effectuer des recherches à des fins commerciales sur ces plantes. Or, selon la législation sud-africaine, une firme qui entend effectuer de telles études sur la biodiversité locale doit en partager les bénéfices avec l'État.
Nestlé a alors cherché à éviter les poursuites en prétextant que ses travaux de recherche s'effectuaient en Suisse et non en Afrique du Sud. Toutefois, en raison de la pression exercée par les ONG Déclaration de Berne et Natural Justice, les brevets furent retirés faute de preuves sur le caractère innovant de leurs applications. Effectivement, en Afrique du Sud, les peuples autochtones connaissent depuis longtemps les vertus de ces plantes et s'en servent pour élaborer des boissons, du savon et des crèmes.
Chaque année, plus de 10 000 brevets concernent des organismes vivants. 90 % d'entre-eux sont relatifs à des ressources biologiques et des savoirs traditionnels de l'hémisphère sud. Si les pays pauvres sont les plus concernés par la biopiraterie, les pays développés n'en sont pas à l'abri non plus. Depuis 2004, des producteurs de graines sont obligés de verser des redevances à la société Rijk Zwaan pour vendre des semences de laitues résistante au puceron « nasonovia ribisnegri ». En vérité, ces semenciers sélectionnaient déjà des laitues résilientes à cet insecte, mais Rijk Zwaan a inventé un procédé pour obtenir ce caractère et l'a breveté.
La lutte contre le biopiratage : moyens et limites
Depuis décembre 1993, l'entrée en vigueur de la Convention sur la Diversité Biologique reconnaît la souveraineté des États sur leurs ressources biologiques ainsi que les droits des communautés sur leurs savoirs. Par ailleurs, ce traité oblige les États qui y sont parties à œuvrer pour la conservation de la biodiversité, son utilisation durable et un partage équitable des avantages liés à son exploitation.
Conformément à la Charte des Nations-Unies et aux principes du droit international, les États ont le droit souverain d'exploiter leurs propres ressources selon leur politique d'environnement et ils ont le devoir de faire en sorte que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommage à l'environnement dans d'autres États ou dans des régions ne relevant d'aucune juridiction nationale. » (CDB - Principe - Art. 3)
Actuellement, 196 États sont liés à ce traité international, à l'exception notable des États-Unis. Pourtant, malgré le succès de cette convention, ses dispositions ont tardé à être appliquées car elle est peu contraignante. De surcroît, l'exécution de ses principes repose sur leur transposition dans le droit de chaque État. Il en résulte une hétérogénéité juridique dont les biopirates exploitent les failles, d'un pays à l'autre. Cette situation est aggravée car les pays du Sud manquent de moyens pour faire respecter leurs droits liés à l'exploitation de leur patrimoine biologique. Dans ce contexte, certains États ont ressenti le besoin de consolider la CDB par un protocole additionnel. Appliqué depuis 2014, le protocole de Nagoya renforce les modalités d'accès et de partage des ressources génétiques, comme des savoirs traditionnels. En vérité, ce texte codifie et accroît la transparence des relations commerciales entre les États, les communautés indigènes et les industriels sur l'exploitation de la biodiversité.
Dans l’exercice de ses droits souverains sur ses ressources naturelles et conformément aux dispositions législatives ou réglementaires internes en matière d’accès et de partage des avantages, l’accès aux ressources génétiques en vue de leur utilisation est soumis au consentement préalable donné en connaissance de cause de la Partie qui fournit lesdites ressources, qui est le pays d’origine desdites ressources ou une Partie qui les a acquises conformément à la Convention, sauf décision contraire de cette Partie. » (Prot. de Nagoya Art. 6)
Conformément à son droit interne, chaque Partie prend, selon qu’il convient, les mesures appropriées pour faire en sorte que l’accès aux connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques détenues par les communautés autochtones et locales soit soumis au consentement préalable donné en connaissance de cause ou à l’accord et à la participation de ces communautés autochtones et locales, et que des conditions convenues d’un commun accord soient établies. » (Prot. de Nagoya Art. 7)
Dans la lignée de la CDB, le protocole de Nagoya reconnaît une valeur économique à la biodiversité. Son originalité repose sur le fait qu'il ne prévoit pas que des compensations financières lorsqu'un pays ou une communauté partage des ressources biologiques et des savoirs qui y sont afférents. Dans le cadre de contrats, le « partage des avantages » peut aussi se concrétiser par des transferts de technologies et des soutiens au développement. Néanmoins, la portée de ce protocole est pour le moment restreinte car il ne rassemble que 68 parties. D'ailleurs, à l'exception de l'Union Européenne, aucune grande puissance économique ne l'a ratifié. Malgré ses avancées dans la lutte contre la biopiraterie, certaines ONG reprochent à ce texte de ne pas s'opposer au brevetage du vivant. Dans le cadre de la mondialisation, les brevets constituent effectivement une des pierres angulaires du régime de la propriété intellectuelle.
Aux États-Unis, le Plant Patent Act permet depuis 1930 de breveter des plantes, pour la plupart ornementales. Ce dispositif a été complété en 1970 par le Plant Variety Protection Act qui protège les recherches phytogéniques par des certificats d'obtention végétale et des brevets. La législation américaine est donc à l'avant-garde du brevetage des organismes non transgéniques. C'est d'ailleurs une application superficielle de la réglementation de l' USPTO qui a permis de breveter pendant dix ans le haricot jaune mexicain. En revanche, sur le Vieux-Continent, l' OEB s'est longtemps contenté de réserver les brevets sur le vivant aux OGM. Pourtant, le 25 mars 2015, cette institution en a accordé sur des brocolis et des tomates obtenus de manière classique. Ce faisant, ce revirement ne peut qu'intensifier la « ruée vers l'or vert » au risque de favoriser une nouvelle forme de biopiraterie. D'ailleurs, en décembre dernier, le Parlement européen a adopté une résolution qui réclame à la Commission européenne d'interdire le brevetage des organismes non génétiquement modifiés. Cependant, ce texte n'étant pas contraignant, rien n'oblige l'exécutif européen de céder à cette demande.
Le protocole de Nagoya constitue une avancée dans la lutte contre la biopiraterie. Néanmoins, il demeure insuffisant en l'absence d'une reconnaissance internationale d'un délit de biopiratage. Dans ces conditions, les rapports de force entre les multinationales et les pays du Sud demeurent déséquilibrés. Seuls l'Inde, le Brésil et l'Afrique du Sud ont dans certaines limites la volonté et les moyens de leur faire face. De ce fait, les actions des ONG restent indispensables pour dénoncer les spoliations et appuyer les procédures en annulation de brevets. Aussi, la biopiraterie révèle un enjeu plus global, l'antagonisme entre deux visions du vivant : l'une qui est fondée sur son brevetage, et la seconde, « open source » qui l'appréhende comme un patrimoine commun de l'humanité.
Alexandre Depont
Pour aller plus loin
Site de la Convention sur la Diversité Biologique : www.cbd.int/
Articles
« Qu'est-ce que le brevetage du vivant ? », Inf'OGM, www.infogm.org
CHAUVEAU Loïc, « La biopiraterie c'est fini », Sciences & Avenir, 12 octobre 2014. www.sciencesetavenir.fr
JOURDAIN Édouard, « L'Europe contre la biopiraterie », Conventions, 12 avril 2013. http://convention-s.fr
LINDGAARD Jade, « Des chercheurs français sur le paludisme accusés de biopiraterie », Mediapart, 25 janvier 2016. www.mediapart.fr
MARTIN FERRARI Dominique « Peut-on protéger la nature en vendant le vivant ? », Vraiment Durable, 2014 / 1 – n°5 /6. www.cairn.info
MEUNIER Éric, « UE- Le Parlement dénonce les excès des brevets sur le vivant », Inf'OGM, décembre 2015. www.infogm.org
REINERT Magali, « L'office européen des brevets impose le brevetage du vivant en Europe », Novethic, 16 avril 2015. www.novethic.fr
RIBEIRO Silvia, WEITTER Kathy Jo, « Fighting biopiracy », Project Syndicate, September 2009.
www.project-syndicate.org –
Traduit de l'anglais par Aude Fondard : « Lutter contre la biopiraterie », La Libre Belgique, 16 septembre 2009. www.lalibre.be
TEMMAN Michel, « L'accord de Nagoya, une espèce de succès », Libération, 1er Novembre 2010, www.liberation.fr
Reportages / Émissions
« Les pirates du vivant », Réalisé par Marie-Monique Robin. (2006). http://mariemoniquerobin.com
« La biopiraterie ou le pillage du vivant », Le plus France Info, 10 octobre 2012. www.franceinfo.fr
« Biotechnologies : breveter le vivant pour faire du business ? », Intelligence Économique - France 24 - Mai 2014. www.france24.com/fr/
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