La société médiévale n’est pas la tapisserie clinquante que notre imaginaire se plaît à composer. Aussi regorge-t-elle d'us et de coutumes mal interprétés. Un dégrisement collectif s'impose, et les universitaires des années à venir auront à prolonger l'effort de leurs prédécesseurs des Annales.
L'un des mythes structuraux du continent médiéval réclame tout particulièrement notre attention: l’amour courtois. C'est au cours du XIIème siècle que son envergure atteint sa pleine intensité. Il s'agit avant tout d'un code de conduite précis, idéalisé, qui concerne à première vue un chevalier et une dame. Indissociable de la poésie et de la musique, il constitue un véritable bouleversement dans l’évolution de la société féodale. Quelle est donc cette conception novatrice des relations amoureuses ? Qui concerne-t-elle réellement?
Des protagonistes inattendus
Dans un traité rédigé vers 1185, André le Chapelain résume ainsi les principes fondamentaux de notre objet d'étude : « L’amour courtois n’a aucune place entre mari et femme (…) Il doit être libre, mutuel, secret et noble »
Le décor est planté. Liberté, réciprocité, sont les maîtres-mots de l’amour courtois. Et stupeur, les époux en sont excluent. Aussi piquant qu’inattendu. Aussi, seule la noblesse peut réellement prétendre embrasser cette nouvelle religion de l’amour.
A cette époque, dans les classes sociales les plus élevées, le mariage est une union scellée en fonction d’intérêts. C’est en réalité le moyen privilégié d’accroître une domination territoriale, de mettre fin à une guerre, ou encore de consolider une lignée. Avec lui, il n’est donc pas question d’amour véritable, au sens moderne du terme.
François Icher, historien du compagnonnage, explicite les conséquences de cette particularité :
En ce sens, le mariage ne répond que très rarement à une inclination réciproque entre deux amoureux (…) L’amour courtois répond quelque part à cette absence d’amour spontané entre les deux époux »
Le protagoniste masculin est un jeune homme, sans épouse légitime. La "dame", elle, est une femme mariée, par conséquent inaccessible.
C’est donc un amour ontologiquement voué à l’échec. Un espoir de conquête tué dans l’œuf... Mais d’où vont surgir un torrent de romantisme audacieux, des prouesses censées amener à une harmonie sociétale. Et ce en dépit de la soumission et des humiliations auxquelles le jeune chevalier doit faire face.
Cependant, loin d’être un amour platonique, l'amour courtois incarne une véritable formation existentielle, une sorte de rite de passage, un trait anthropologique fort.
Du jeu éducatif à la vassalité
Appelé également fine amour, cette conception romantique de l’amour est de fait un rite initiatique. L’école de la vie pour de nombreux nobles. En effet, à travers ce jeu, ils apprennent à réprimer leurs pulsions. A se contenir. Ils entament une quête obstinée ayant pour objectif la tranquillité absolue et la maîtrise de soi. Une quiétude recherchée par tous les moyens. Sans pour autant oublier que cela reste une compétition.
Un concours dans lequel il s'agit de gagner les faveurs de la dame; plusieurs élèves chevaliers peuvent simultanément courtiser l’épouse d’un même suzerain. Aussi celle-ci préside aux rivalités permanentes. Son devoir est d’apprécier avec sagesse les vertus de chacun.
Le véritable enjeu est cependant ailleurs: au-delà de l’amour manifesté à leur dame, les initiés cherchent en réalité à courtiser leur prince.
Georges Duby détaille :
La dame couronnait le meilleur. Le meilleur était celui qui l’avait mieux servie. L’amour courtois apprenait à servir, et servir était le devoir du bon vassal (…) Servant son épouse, c’était l’amour du prince que les jeunes voulaient gagner, s’appliquant, se pliant, se courbant. De même qu’elles étayaient la morale du mariage, les règles de la fine amour venaient renforcer les règles de la morale vassalique ».
De la vassalité a l’amitié
Cette socialisation en haut de l’échelle sociale comprend aussi une autre dimension. Peu connue, mais tout aussi fascinante.
Georges Duby nous éclaire encore sur ce point:
Les jeux de la fine amour enseignaient en vérité l’amistat, comme disaient les troubadours, l’amitié, l’amicitia selon Cicéron, promue, avec toutes les valeurs du stoïcisme, par la Renaissance, par ce retour à l’humanisme classique dont le XIIème siècle fut le temps »
Si l’amour courtois reste la chasse gardée de l’aristocratie, il n’en reste pas moins un art à part entière. Allant de pair avec la poésie, la littérature, et même la musique.
Jérémie Dardy
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