Apôtre, prophète ou Judas ? Sous quel frac idéologique officiait Cornelius Castoriadis (1922-1997), éternel dissident intellectuel ? Issu du trotskisme et de la gauche radicale, fondateur du groupe socialisme ou barbarie, notre auteur fut avant tout un censeur iconoclaste, un polémiste tranchant… pour le meilleur et pour le pire.
Seize années après sa disparition, il semblerait que ses écrits de feu se soient quelque peu refroidis. Etonnante circonstance, du moins si l’on considère la verdeur de ses théories, le couperet acide de sa plume. Bien des fois, Castoriadis perçait les pôles de l’extrémité politique… à bâbord comme à tribord… Economiquement très offensif, il soutenait le principe de la journée de 4 heures de travail, et dénonçait abruptement le scandale de l’inégalité salariale :
« Il ne saurait y avoir de société autonome si l’on maintient une hiérarchie des salaires et des revenus. Maintenir cette hiérarchie, c’est maintenir toutes les motivations du capitalisme » (Une société à la dérive).
Le système capitaliste effectif doit être détruit en raison de sa logique de fonctionnement, laquelle obéit à une mécanique glaciale et cynique : on maintient une situation tolérable pour 80% de la population, et on reporte « toute la merde du système » sur les 20% restant. Le véritable scandale, c’est qu’en plein cœur de l’Occident « droitdelhommiste », la solidarité a été réduite à des dispositions administratives.
Derrière les grands discours humanistes, l’idéal ultime réside dans l’augmentation constante de la consommation. Concrètement, « la victoire planétaire de l’Occident est victoire des mitraillettes, des jeeps et de la télévision, non pas du Habeas Corpus » (Le monde morcelé)… D’où son manque de crédibilité morale sur le reste du monde. Il conviendrait de s’en aviser, de s’affranchir des évangiles officiels ; qui donc, au fond, professe l’utopie sinon ceux-là mêmes qui prônent un réalisme sophistique ?
Castoriadis prévient : attention aux complaisances d’un certain gauchisme romantique, qui ne vaut pas mieux que l’idéologie libérale. La sphère culturelle elle-même « méséduque » les citoyens, ce qui les rend conséquemment inaptes à l’exercice démocratique. Le pire des aveuglements serait d’incriminer le seul système ; personne n’est innocent. Si les masses occidentales sont aliénées, c’est avant tout parce qu’elles y consentent par faiblesse et par intérêt matérialiste.
Les individus se « privatisent », tout comme le marché. En conséquence, les consciences collectives s’amenuisent et s’atrophient : sans citoyens actifs, la démocratie réelle n’est plus qu’une fiction, entretenue par le maigre totem de la démocratie procédurale. Au fond, nous devons comprendre que la modernité occidentale n’aura duré que deux siècles : de 1750 à 1950. Depuis, nous vivons dans « l’époque du conformisme généralisé ».
Sur le plan spirituel, Castoriadis se prononce de manière plus radicale encore. Ainsi, la religion serait par essence idolâtrie, une idolâtrie qui ne reconnaîtrait jamais les valeurs du progrès, sinon dans le domaine militaire. Plus fondamentalement, « Le sacré est le simulacre institué de l’Abîme » ; « La religion est la fenêtre vers le chaos » ; « L’Ancien Testament est le premier document raciste écrit que l’on possède dans l’histoire ». D’évidence, le fait religieux possède des accointances avec le fait raciste, lequel surgit dans « l’incapacité de se constituer comme soi sans exclure l’autre ».
Aussi, le racisme est une sorte de valeur universelle, un réflexe instinctif partagé partout, dans les monothéismes autant que dans les polythéismes. Sa parenté compromettante avec le fait religieux n’est cependant pas absolue : en effet, précise notre auteur, « Le vrai racisme ne permet pas aux autres d’abjurer. (…) Le racisme ne veut pas la conversion des autres, il veut leur mort » ; « Pour le racisme, l’autre est inconvertible ». D’autre part, Castoriadis pointe l’enfumage intellectuel qui émane des scolastiques religieuses : «Vainqueur, Dieu vous a fait triompher ; vaincu, il vous a accordé l’auréole du martyre ».
Vis-à-vis de l’islam, l’Occident pêcherait par naïveté et par faiblesse. Les peuples musulmans n’ont rien à apprendre de leurs homologues chrétiens en matière d’intolérance et de conquêtes sanguinaires :
« Les Arabes se présentent maintenant comme les éternelles victimes de l’Occident. C’est une mythologie grotesque. Les Arabes ont été, depuis Mahomet, une nation conquérante, qui s’est étendue en Asie, en Afrique et en Europe en arabisant les populations conquises (…). L’extension actuelle des Arabes (et de l’islam) est le produit de la conquête et de la conversion, plus ou moins forcée, à l’islam des populations soumises » (Péripéties et illuminations).
Il nous faut ici marquer une attention toute spéciale au fait que Castoriadis est issu de la fragile communauté grecque de Turquie, historiquement malmenée par les Ottomans. Dès lors, notre auteur s’interdit de partager les accents de complaisance d’une certaine gauche envers le fait musulman.
« Je ne crois pas aux bavardages actuels sur la coexistence de n’importe quelles cultures dans la diversité (…) Il faut sortir de l’hypocrisie généralisée qui caractérise les discours contemporains. Les musulmans ne peuvent vivre en France que dans la mesure où, dans les faits, ils acceptent de ne pas être musulmans sur une série de points » (Péripéties et illuminations, Humanisme, sept. 1991).
Il convient de rétablir certaines vérités historiques concernant les rapports tumultueux qu’ont entretenus l’islam et l’Occident au cours des siècles. De même, il serait souhaitable d’ouvrir les yeux sur les flambées d’auto-apologies qui gangrènent l’Orient : « Il est caractéristique que les quelques intellectuels arabes qu’on croyait jusqu’ici pénétrés par les valeurs de la critique et de la réflexion participent maintenant activement à une mythologisation de l’histoire arabe, dans laquelle les Arabes sont, depuis treize siècles, de blanches colombes et tous leurs maux leur sont infligés par la colonisation occidentale » (Libération, 05/02/1991). De tels développements peuvent être rapprochés des théories Elluliennes relatives à l’islam. A certaines reprises, ces développements frisent l’indécence, ainsi lorsqu’il susurre que les arguties des Etats arabes sont « bonnes pour les souks ».
Sur certains points cependant, Castoriadis nous fait remarquer que le christianisme côtoya des extrêmes encore plus abyssaux que ceux de la religion musulmane : si les populations conquises par les armées mahométanes pouvaient conserver leurs religions, il se trouve qu’en Europe « l’allodoxe, même chrétien », n’était pas toléré.
Ce que le christianisme légua à la gauche, c’est le primat moral du pauvre et du nécessiteux. Aussi, ce qui peut nous paraître surprenant, c’est le fait que Castoriadis partageait avec le pape actuel un certain nombre de considérations, notamment sur le relativisme moral :
« Si tous les récits se valent, au nom de quoi condamner le récit des Aztèques et leurs sacrifices humains» ;
faudrait-il s’interdire de juger l’excision, les cultures fascistes, nazie et stalinienne en affirmant qu’il n’existe pas de cultures supérieures à d’autres ? Travers de petits « boy-scouts intellectuels », incohérents avec leurs propres valeurs occidentales. Le respect de la personne et les Droits de l’Homme, s’ils sont portés sincèrement, doivent dès lors être imposés, volontairement privilégiés sur tout autre type d’éthique philosophique. Ainsi pensait Cornelius Castoriadis.
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