La barbe de Mathusalem n’a pas fini de fleurir. Depuis des décennies, la question de l’avortement oppose Eglise et société civile sans ne jamais produire que du truisme. Les débats glaiseux se succèdent année après année, épuisant les cervelles, asséchant espoirs et enthousiasmes. Invariablement, les arguments s’entrechoquent et se disloquent dans le néant. Les positions respectives, toujours les mêmes, baignent dans le pathos et la mélasse. On se toise, on se défie, et on s’encorne en beuglant. A vrai dire, la situation n’a que trop duré, il est grand temps que la confrontation « accouche ». Pour ce faire, il s’agirait d’oser l’impromptu, de dégager de nouveaux arguments qui permettraient de désembourber les consciences.
Premier constat, donc, l’incroyable faiblesse du débat sociétal sur la question de l’avortement en France. En cause, la volonté mutuelle de l’Eglise et de la société de ne surtout pas se comprendre. Intransigeance respective, épouvante symétrique devant l’ignominie de l’adversaire. Refus puéril de considérer la sincérité de l’autre, de sortir du registre de la condamnation, de l’hostilité rédhibitoire. Ici, les clercs sont partout ; on prêche, on excommunie, on proclame une vérité unique, exclusive, infaillible. Le planning familial est un Vatican qui s’ignore, tandis que l’Eglise aboie comme une chienne de garde…
Triste époque. Première urgence : faire accéder au débat de nouvelles voix, religieuses, médicales, spirituelles, philosophiques. Déprogrammer le face à face binaire et facile de la féministe hystérique face au cardinal ulcéré ; ce genre de facilité voyeuriste génère artificiellement de l’information à scandale, pour le plus grand bénéfice d’une certaine presse. Les groupes médiatiques choisissent souvent de relayer des positions idéologiques extrêmes afin de stimuler leur audimat. Une certaine part de responsabilité leur incombe en cette affaire, et il serait temps que le citoyen s’en avise.
Deuxième impératif : débusquer les pièges sémantiques qui imprègnent les discours des pro et des anti avortement. Troisième impératif : déconstruire l’émotivité de complaisance que chaque camp mobilise au détriment de la raison. Enfin, émettre de nouveaux arguments dans un esprit constructif et audacieux, en sortant ci-possible des sentiers battus.
Insuffisances des adversaires de l’avortement
Depuis le concile Vatican II, l’Eglise a renoncé au fantasme du rétablissement des sociétés chrétiennes, au sens sociologique du terme ; de fait, l’histoire démontre que l’association sacrilège de la croix au pouvoir politique génère des catastrophes. Néanmoins, on constate que de nombreux croyants restent animés par le désir de contraindre le temporel, plutôt que de l’inspirer. La nuance pourrait sembler dérisoire. Elle est vertigineuse, et nous contraint à une vigilance de chaque instant. A ce titre, la question de l’avortement n’est pas anodine : elle révèle et manifeste de vieux réflexes que l’on croyait enterrés depuis longtemps.
Entendons-nous : il ne s’agit nullement de remettre ici en cause le droit ou le devoir de l’Eglise de s’opposer à la pratique de l’IVG, mais plus modestement d’émettre des doutes sur la manière dont ses membres s’y prennent. Outre leur fréquente agressivité, leur absence d’empathie envers de jeunes femmes en détresse, on remarque de nombreuses failles dans l’arsenal argumentatif qu’ils mobilisent. Ces dernières dérivent d’une lacune originelle fondamentale, que nous pourrions nommer ainsi : le pharisaïsme scolastique. En d’autres termes, la tendance à extérioriser la raison tout en la privant d’esprit. Dans ce contexte, l’enchaînement implacable du raisonnement écrase au rouleau la subtilité sinueuse du monde réel.
Ici, la lettre de la parole biblique - « Avant de te façonner dans le ventre maternel, je te connaissais, avant ta sortie du sein, je t’avais consacré » (Jérémie, 1, 5) - est prolongée en déduction littérale : puisque Dieu consacre l’humanité de l’homme dès sa conception, le fœtus est un être humain intégral dès son premier stade de formation… et, par conséquent, le supprimer équivaut à un meurtre. On note que le catholique anti IVG interrompt ici sa démonstration, pour ne pas avoir à l’assumer jusqu’à son terme.
En effet, s’il était véritablement cohérent avec lui-même, il devrait donc affirmer que l’IVG est pénalement plus répréhensible que la plupart des meurtres ordinaires, car on tue avec préméditation un être sans la moindre défense… dès lors, les 200 000 françaises qui avortent chaque année devraient être incarcérées plus longtemps que la plupart des criminels ordinaires ; constatant malgré lui que la réalité profonde est bien éloignée de cette équation cérébrale, notre catholique euphémise discrètement sa position et se contente de jouer à l’humaniste scandalisé.
Au fond, cette défense exacerbée de l’enfant à naître est-elle si pure et spontanée qu’il y paraît ? Nous en doutons. Si l’Eglise a toujours condamné l’avortement, elle a parallèlement considéré, pendant des siècles, que les enfants morts sans baptême étaient voués aux limbes, ce qui permettait de préserver la cohérence doctrinale officielle ; si le baptême offrait seul la pleine humanité, la chrétienté devait dès lors « avorter » de ces enfants dérangeants – décédés trop tôt pour être chrétiens – sans qu’il ne soit un instant question de leur total dénuement. Comment, dans ces conditions, laisser entendre que l’opposition de l’Eglise à l’avortement résulte d’une sollicitude absolue envers ceux qui sont les plus faibles en ce monde ? Manifestement, nous sommes ici devant une sorte d’arnaque à l’éthique.
Insuffisances des partisans de l’avortement
Commençons par la terminologie. Derrière les mots, les arrières pensées… Pourquoi l’expression médico-scientifique « Interruption volontaire de grossesse » (IVG) s’est-elle substituée de nos jours au terme « avortement » ? La raison est assez brutale : pour euphémiser, par le truchement du vocabulaire, la violence brute et dérangeante qui transpire du mot « avortement » ; lorsque la réalité s’avère terrifiante, certains préfèrent détourner le regard, détourner la langue et par là-même détourner le sens du réel. Plutôt que d’affronter sans honte et sans tabou la nudité de la réalité, on préfère biaiser, rassurer, dédramatiser par l’artifice d’une terminologie médicale (donc implicitement neutre, objective, scientifique… et incontestable).
Ne nous y trompons pas ; cette mutation verbale résonne comme un aveu assourdissant, une manipulation psychologique à échelle collective. Un tel procédé mérite d’être dénoncé sévèrement, du fait de son caractère fondamentalement trompeur et malhonnête. Par ailleurs, cette logique pourrait virtuellement nous amener très loin : après tout, le viol n’est-il pas qu’un simple EURC (Engagement Unilatéral de Rapport Coïtal) ?
Tenter de faire accroire que l’Eglise seule est imprégnée d’idéologie dogmatique relève de la farce. Pour avoir personnellement assisté à une réunion du planning familial au début des années 2000 et avoir recueilli un certain nombre de données sur le sujet, l’auteur de ces lignes peut l’affirmer sans hésitation : l’Etat français autorise depuis des années le noyautage de certaines structures officielles par des personnels féministes extraordinairement intolérants, vindicatifs et outranciers. Nullement question de mettre ici en cause la légitimité de la militance féministe (de nos jours insidieusement menacée) ; ce que nous dénonçons en revanche, c’est l’incroyable violence de certains discours, tenus sous la caution bienveillante de l’Etat subventionneur. Prenez la peine d’entrer au planning familial, installez-vous et écoutez le genre de propos que l’on sert aux jeunes filles qui entament leur vie sexuelle :
« Faites attention aux hommes, ces inlassables salauds qui ne vous respectent jamais, jouissez, assouvissez vos envies sexuelles comme bon vous semble et ne vous soumettez jamais à ces porcs, qui n’ont aucun droit, aucune voix au chapitre lorsqu’il est question de garder ou non un enfant. Faites ce que vous voulez de votre cul et de ce que vous avez dans le corps ; surtout, n’hésitez pas à avorter si ça vous ennuie de vous coltiner un gamin… faites-vous plaisir, pensez à votre gueule avant tout. C’est pour ça que nous nous sommes battues depuis des siècles, pour que la femme soit enfin libre ».
Verbalement fictif et outrancièrement caricatural, ce petit paragraphe correspond néanmoins trait pour trait à l’état d’esprit que l’on promeut au planning familial. Oui, la réalité atteint ce degré d’extrémité, et l’Eglise n’a pas tort lorsqu’elle pointe la dérive. La propension à confondre liberté et licence sexuelle entraîne un appauvrissement de la notion d’émancipation, pour le plus grand préjudice de la cause féminine. Soit, n’enfonçons pas plus bas le planning familial, qui comprend par ailleurs de bons praticiens. En 2008, Maïté Albagly, secrétaire générale de l’organisme, remarquait justement : « La société est abreuvée de films X, et de l'autre côté, elle est sous-informée sur la sexualité, sur le respect de l'autre, sur le plaisir et le désir » (Le Figaro, 18/01/2008). Vrai.
L’argumentaire des partisans de l’avortement regorge de formulations trompeuses, à l’image de ce célèbre poncif : « De nos jours, les femmes sont libres de faire ce qu’elles veulent de leur propre corps ». De fait, ce n’est justement pas de leur corps dont il s’agit, mais d’un autre corps, d’un corps qui se développe en elles. Ici, la confusion est édifiante : elle révèle brutalement le fond du problème, à savoir que l’on préfère penser « à sa gueule » envers et contre tout. Nous aurions tort de minorer cette formulation si authentiquement suggestive. Elle dit tout d'elle-même, avouant tout l’inconscient de ceux qui l’emploient.
Passons à présent au point le plus problématique entre tous : la définition légale mouvante de ce qu’est un être humain. Jusqu’à l’année 2001, la législation française considérait que l’humanité d’une personne est factuelle à 10 semaines de grossesse. La loi Aubry modifia soudainement cet état de fait ; désormais, le fœtus est considéré comme un être humain à partir de 12 semaines de grossesse.
La loi ayant été promulguée afin de permettre aux jeunes femmes d’avorter sur une période allongée, on a ni plus ni moins modifié la définition de l’humanité, dans un sens plus restrictif, pour des besoins pratiques. En d’autres termes, on a soudainement retranché de l’humanité tout un ensemble de bébés en gestation : reconnu être humain à part entière en l’an 2000, un fœtus de 11 semaines ne l’est plus l’année suivante. A cela, l’Eglise a justement répondu par anticipation :
« L’humanité n'a pas le pouvoir de fixer des seuils d'humanité, et donc d'exclure de l'humanité» (Conférence des évêques de France, 11 octobre 2000)
Certes, la formulation pourrait sembler quelque peu excessive ; elle ne l’est aucunement. De plus, ce serait un comble pour l’intelligence socialiste que de condamner une telle phrase ; prétendre constamment défendre l’humanité devant le monde implique certaines exigences élémentaires en matière de cohérence intellectuelle…
Autre réalité fort dérangeante, le fait que la validité du statut d’être humain varie d’une frontière à l’autre… au sein même de l’Union européenne. En d’autres termes et pour faire simple : voilà que vous désirez avorter un peu tardivement, mais selon la législation de votre pays, vous avez déjà un enfant dans le ventre ; aucun problème, franchissez la frontière et ce n’est plus le cas ! Brutale vérité, qu’il nous sera longtemps difficile de digérer.
Sortir de l’impasse, ouvrir un champ nouveau
Rendons-nous à l’évidence : partisans et adversaires de l’avortement sont également légitimes dans leur combat. Leurs thèses se contrecarrent, leurs arguments sont branlants, souvent démagogiques. Dès lors, comment sortir par le haut de l’impasse ? Avant tout en rendant à l’avortement sa pleine signification, sèche, dure et dérangeante, quitte à l’assumer courageusement. Surmonter la tentation de s’offrir une bonne conscience en euphémisant l’acte lorsqu’il est question de l’accomplir (en langue française, « interruption » signifie parenthèse dans un processus en cours, lequel peut être repris : en réalité, l’avortement n’est pas une interruption volontaire de grossesse, mais une cessation volontaire de grossesse).
Surtout, ne pas se payer de mots en se réfugiant derrière un jargon médical et des justifications féministes doucement instrumentalisées. Aussi, lorsque l’on tombe enceinte, écouter sa conscience, sans se laisser soi-disant convaincre par des personnes dont on ne chercherait qu’une justification de complaisance. Exiger par ailleurs de l’Eglise une attitude conforme au commandement de son fondateur : « Ne jugez pas ». Enfin, rétablir en soi la parité entre le désir et la conscience (pas la morale mais la conscience), en prenant soin de bien dissocier les deux termes.
Cessons d’attendre de nouvelles lois, de nouvelles contraintes légales, dans un sens comme dans l’autre : les gesticulations législatives dénotent toujours la vacuité éthique d’une société. De fait, les solutions qui nous manquent ne relèvent pas de l’ordre du juridique. De leur côté, les instances religieuses ne sauraient viser la contrainte en se comportant comme de vulgaires lobbies ; plus ambitieusement, elles doivent inspirer, convaincre et non contraindre. Il faut en convenir : en saluant l’être humain dès la conception, l’Eglise reconnaît la vie plus rapidement que la société civile. C’est bien son devoir, dans la mesure même où l’opinion dénonce sans cesse son manque d’humanité ; comment, à partir de là, reprocher le fait que l’on soit plus vite un être humain sujet de droits dans l’Eglise que dans la société civile ? Les pro-IVG doivent respecter le positionnement de l’Eglise, même s’ils ne sont pas d’accord.
Soyons confiants : discrètement, sans tintamarre, l’Eglise avance sur la question, et les médias gagneraient à s’en aviser. Lors des JMJ de Madrid en août 2011, les prêtres ont, pour la toute première fois, été autorisés à absoudre l’avortement lors de confessions. Il s’agit là d’une immense avancée, qui manifeste un repositionnement audacieux de l’Eglise sur la question. A ce titre, Benoît XVI fut violemment attaqué par les traditionalistes catholiques : on le compara alors aux « pharaons égyptiens », aux « dictateurs qui imposent leur propre morale ». Intéressante attaque, qui prouve par elle-même à quel point l’Eglise est prête à bouger. Un seul mot d’ordre pour l’avenir : epikie. A toi, lecteur, d’en chercher le sens.
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