Certaines notions semblent s’obscurcir lorsqu’on cherche à les fixer par des mots. Pour autant, leur intégrité finit par être menacée quand on les sanctuarise dans le mystère. La spiritualité doit donc être pensée en tant que telle, fixée de front, malgré sa luminescence aveuglante. Sa substance sera toujours fuyante, mais sonder son principe est possible.
Première approche
La spiritualité, c’est étymologiquement ce qui relève de l’esprit, des sphères extra-mentales et de l’intelligence du cœur. On pense à ces tableaux des vanités représentant un squelette auprès duquel ondule un papillon : au-delà de la lourde matière vouée au trépas, l’esprit demeure. Le spirituel distille des effluves sucrées, dans la mesure où il semble traverser la mort, la fatalité, le lot commun des organismes. La spiritualité a de la parenté avec l’immortalité : elle nous fascine, souvent inconsciemment, en tant que moyen de se projeter par-delà notre condition mortelle. La spiritualité coule dans les cœurs comme un filtre d’immortalité.
De façon plus terre à terre, on peut la considérer simplement comme la qualité de celui qui a "de l’esprit":
Rachid est spirituel, Capucine nous a servi de beaux vers spirituels »
Il s’agit là de qualités relatives à l’univers mondain, vaguement parasite et insignifiant. Le spirituel peut donc sombrer, inconsciemment dans notre esprit, dans le mensonge esthétique, la vanité rhétorique. La présence du serpent sur les gazons de l’Eden trouve ici résonnance; l’esprit brillant n’est jamais pur, toujours potentiellement infiltré. Le spirituel devient dès lors naturellement ambigu, et sa réputation idyllique doit être rabotée. Nos perceptions s’affinent alors, renoncent à la légende rose. Les douces vapeurs du spirituel deviennent terrain brumeux.
Deuxième approche
Le spirituel, c’est la face fréquentable des religions, débarrassée de l’arsenal mortifère des traditions.
Une démarche spirituelle (…) se reconnaît à ceci qu’elle n’a pas de volet pénal » (Régis Debray, Le moment fraternité)
Cette panacée illusoire séduit de nombreuses consciences éduquées, rêvant de l’abdication prochaine des diverses religions au profit d’une ample spiritualité commune ; celle-ci agrégerait en un splendide bouquet le meilleur des diverses traditions humaines. Le théologien Hans Küng, un intellectuel comme Edgar Morin et toute une cohorte d’esprits distingués rêvent de cela.
Malheureusement, cet engouement généreux provoquerait, s’il se réalisait, de colossaux effets pervers : l’intelligibilité, l’identité des différents messages perdrait toute logique du fait même de leur déstructuration. L’enrichissement par l’altérité disparaît dès que l’identité foncière est coupée. La spiritualité comme avenir de la foi, c’est l’horizon des proclamés progressistes (s’intituler "progressiste" relève par nature de la forfanterie). Contre cette illusion généreuse, certaines consciences mettent en garde :
Les spirituels choisissent Marie. Encore sont-ils heureux que Marthe leur fasse la cuisine » (Maurice Green, Journal, 1993-1996)
Sur un ton plus radical, André Manaranche déclare :
Quand on n’a pas grande formation, on peut ainsi amalgamer Rûmî, Eckhart et l’hindouisme ; l’internationale de la mystique est alors constituée : "Spirituels de tous les pays, unissez-vous". Aux confessions sont abandonnés les adhérents grossiers, ceux qui ont besoin de se cramponner à des objets de foi, de prière et de culte : cette lutte des classes de la vie spirituelle n’est pas neuve » (Le monothéisme chrétien, 1985)
Définition extra-verbale
Le spirituel excède par nature ce qui est verbalisable. Les sciences sociales sont impuissantes devant lui. Pour autant, chacun ressent sa texture dans le sentiment, au fond d’un regard, dans la fragilité d’un sourire. La spiritualité nous dépasse et nous traverse, tel un fil luminescent qui jaillit des brumes jusqu’au ciel. On dit parfois, un peu trop vite, que l’Occident est le Tiers-Monde spirituel. Ceci semble vrai dans la mesure où nos standards de vie quotidiens passent par un matérialisme ahurissant : il n’empêche, le monde envie justement l’Occident pour les Droits que son histoire a fait émerger. L’esprit des peuples locaux s’est alimenté aux religions et aux cultures du monde sans qu’il soit envisageable d’opérer des coupes pures. Le relativisme est le pire ennemi du spirituel, sa tentation première, sa dénaturation fatale. La spiritualité est une notion extra-religieuse qui ne disqualifie pas cette dernière :
Toute révélation doit s'incarner dans une matière pour être transmissible. Elle doit donc y perdre sa pureté spirituelle » (René Le Senne, Cahiers intimes, 1931)
Aussi, plus une spiritualité est élevée, plus sa contradiction avec les agissements concrets de ses adeptes semble obscène et vertigineuse : l’anticléricalisme serait-il une apologétique en creux de l’Eglise ?
Nous faisons fausse route en cherchant à opposer religion et spiritualité, Foi et traditions, Eglise et Evangile. L’Esprit passe dans la religion comme dans les traditions sans s’y encapsuler. On peut poser la spiritualité comme le foyer nucléaire des religions, fondamental mais inapte à vivre seul – justement comme un cœur.
Pierre-André Bizien
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